Réquisitions et droit de grève : "L'OIT exige une discussion en amont avec les syndicats sur un service minimum"
17.10.2022
Représentants du personnel

Pour Emmanuel Dockès, qui enseigne le droit du travail à l'université de Lyon 2, les arrêtés de réquisition de personnels pris par les préfets constituent une remise en cause du droit de grève. L'Organisation internationale du travail (OIT) a déjà délivré à la France un avis sans concession sur ce sujet, nous rappelle-t-il dans cette interview.
Ces différentes décisions ne sont pas contradictoires : elles évaluent la pertinence de la réquisition eu égard à l'intensité du trouble repéré et au caractère proportionné de la réquisition demandée. Ce qui m'étonne en revanche, dans les décisions rendues défavorablement pour les salariés, c'est le peu de cas qui est fait de l'avis rendu en novembre 2011 par le Comité de la liberté syndicale de l'OIT, l'Organisation internationale du travail (Nldr : voir le rapport 362). Le juge administratif est en effet gardien des traités internationaux et le Conseil d'Etat reconnaît l'application directe des traités de l'OIT. Or cet avis traite de questions très proches de celles posées récemment aux juridictions administratives.

Cet avis concerne en effet la situation dans les raffineries françaises lors du conflit de 2010. A l'époque, le Conseil d'Etat avait validé les réquisitions de salariés ordonnées par le gouvernement afin de rouvrir les raffineries. Mais la plainte déposée par la suite auprès de l'OIT par la CGT avait suscité un avis très circonstancié et détaillé. Aujourd'hui, ce qui m'étonne encore une fois, c'est que le juge administratif continue de se soumettre à la décision de 2010 du Conseil d'Etat qui est antérieure à l'avis rendu par l'OIT. Que va faire le Conseil d'Etat, c'est la grande question ! Il me semble assez soucieux d'éviter les condamnations internationales de la France.
Représentants du personnel
Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
La décision de l'OIT n'interdit pas l'intervention de l'Etat. Elle admet même cette intervention au nom de la continuité des services essentiels (ambulances, pompiers, police, etc.), pour lesquels la fourniture d'essence est vitale. Attention, ce n'est pas la raffinerie qui est elle-même un service essentiel, mais son fonctionnement limité peut être nécessaire aux services essentiels, ce qu'il faut vérifier. Par ailleurs et surtout, l'OIT reprochait à l'Etat français d'avoir imposé unilatéralement des réquisitions. L'OIT exige de commencer par négocier, avec les organisations syndicales à l'origine de la grève, un service minimum permettant de servir certains services prioritaires. Il faut impérativement rechercher un accord.
Un accord sur un tel service minimum vous semble-t-il possible ?
Je vois mal un syndicat comme la CGT refuser de discuter en amont d'une organisation permettant, par exemple, le fonctionnement des ambulances, des pompiers...Encore faut-il que ces discussions visent un véritable service minimum. Aujourd'hui, nous avons l'impression qu'il y a de la part de l'exécutif une vraie volonté d'empêcher les grèves.
Il faut relire les débats parlementaires lors de l'examen et de l'adoption, en 2003, de ce texte (Ndlr : il s'agit de l'article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales, aucune disposition analogue n'existe dans le code du travail). Les organisations de droits de l'homme et les syndicats s'étaient alarmés d'un texte extrêmement large dans son énoncé, où l'on pouvait faire entrer toutes sortes de situations. Le gouvernement avait tenu à les rassurer en évoquant des circonstances exceptionnelles pour appliquer ces dispositions, comme un cataclysme important, un tremblement de terre, un conflit militaire, un événement rendant par exemple nécessaire des distributions de vivres, etc.

L'utilisation de cet outil comme une arme anti-grève avait été écartée. En effet, ce texte ne dit absolument pas : "En cas de grève, virgule, s'il se produit ceci, la réquisition, etc.", le mot grève n'est pas cité, ni même évoqué dans l'article. Aussi l'utilisation de ce texte en 2010 pour réquisitionner des personnels de raffineries a-t-il créé la surprise : ce qui avait été conçu pour lutter contre une invasion ou une désorganisation épouvantable était soudain mobilisé pour briser un mouvement de grève. Mais les juridictions administratives alors saisies n'ont pas trouvé choquant que les préfets puissent restreindre le droit de grève. Ce qui a conduit à la condamnation de l'OIT, au nom de la liberté syndicale.
Que dites-vous des propos de la Première ministre sur TF1 demandant aux grévistes de respecter l'accord majoritaire salarial trouvé chez Total ?
Ces propos me semblent dénoter une évolution très importante de la conception du droit du travail. Cette idée d'une nécessaire obéissance à ce qui serait majoritaire (référendum ou accord signé par les organisations syndicales majoritaires) signifie la soumission de la minorité. C'est la vision d'une décision collective l'emportant sur des décisions individuelles. Ce n'est pas du tout dans la tradition française. Mais nous voyons de tels systèmes à l'oeuvre ailleurs, comme par exemple au Royaume Uni, aux USA ou au Canada, où la grève ne peut pas se déclencher sans un vote majoritaire. La logique collective, dans ce cas, interdit la grève si le vote majoritaire ne passe pas, mais elle oblige tout le monde à faire grève si la majorité penche en ce sens.

La Première ministre préconise la soumission majoritaire, mais évidemment elle n'évoque jamais la possibilité d'une action majoritaire qui s'imposerait aux non-grévistes. De toute manière, pareille discipline est tout à fait contraire au système français. Chez nous, chacun peut choisir de participer ou non à la grève. La grève est une liberté individuelle qui s'exerce collectivement. De plus, si le système majoritaire à l'anglo-saxonne devait s'appliquer, il faudrait le suivre jusqu'au bout : c'est sur chaque établissement que le vote peut avoir lieu.

Actuellement, dans les raffineries en grève, il me semble que le personnel est très largement engagé dans le mouvement. A tel point qu'on ne trouve pas une minorité suffisante de non-grévistes pour faire tourner ces installations, même au ralenti, d'où le recours aux réquisitions. Je souligne d'ailleurs que le mouvement actuel ne comporte pas de piquet de grève, où l'on empêche les non-grévistes de travailler. Sur les sites en grève, il y a une très large majorité de grévistes. L'appel de la Première ministre à une obéissance à un fait majoritaire globalisé, loin des lieux d'action, se heurte à cette réalité du terrain.
Ma boule de cristal n'est pas meilleure que la vôtre ! Je pense qu'il y a, du fait de la baisse du pouvoir d'achat des salariés, une potentialité d'élargissement de ce conflit : la manifestation du 29 septembre dernier a été assez suivie, il y a déjà eu ce dimanche une manifestation politique, il y a ce mardi un appel à la grève interprofessionnelle, et nous avons un gouvernement qui annonce une baisse du salaire différé au travers d'une modification de l'assurance chômage et des retraites, tout cela au moment où l'inflation fait s'effondrer les salaires réels. Est-ce que pour autant tout cela va coaguler ? Je n'en sais rien, mais à la place du gouvernement, je serais inquiet.
Le gouvernement ne subit pas seulement la pression des salariés et des grévistes, il subit aussi la pression très forte des milieux d'affaires. Et lui-même est marqué par une idéologie qui va dans ce sens-là. Aussi ne prend-il pas, ou n'arrive-t-il pas à prendre, des mesures qui peuvent sembler politiquement évidentes. Mais nous avons d'autres exemples dans l'histoire, je pense à la loi travail de 2016. François Hollande a tactiquement annoncé vouloir faire une grande loi sociale sur le travail pour la fin de son quinquennat, afin de remettre le peuple de gauche de son côté en vue de la présidentielle, d'où par exemple l'appel à Robert Badinter pour imaginer un nouveau code du travail. Pour des raisons idéologiques, mais aussi du fait de l'influence des lobbys, le résultat a été celui que tout le monde connaît : une loi antisociale, puissamment contestée, et une défaite politique historique.
(1) Nldr : d'autres réquisitions ont été annoncées par l'Etat concernant les dépôts de Feyzin (Rhône) et Mardyck, près de Dunkerque.
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