En Mars 2015, Jacques Gasztowtt, éducateur spécialisé à Nantes au Service social de protection de l’enfance (SSPE), doit encadrer une visite médiatisée pour une petite fille de quatre ans. La mère emmène la fillette, qui doit passer un temps avec son père sous le regard du travailleur social. Des locaux non adaptés font que les ex-conjoints se croisent. L’homme, imbibé et armé, s’en prend alors à son ex-compagne. L’éducateur s’interpose pour tenter de protéger la jeune femme. Un coup et l’éducateur s’effondre. Sidération, hommages, manifestations. Paroles politiques face au silence choqué des professionnels. Qui se regroupent, s’écoutent, s’entraident. Mais la catharsis sera de courte durée chez les travailleurs sociaux, qui reprennent le dessus pour témoigner de leurs conditions de travail et remettre sur le devant de la scène politique des revendications déjà existantes.
Suite à cet événement, les mesures du SSPE sont gelées et l’Association d’action éducative (AAE - l’autre grosse association nantaise de milieu ouvert) ouvre des postes provisoires pour pallier aux mesures de leurs confrères. Les éducateurs du SSPE ont, eux, toujours « leurs 30 situations de mineurs à gérer », et des collègues encore aujourd’hui en arrêt de travail ou déclarés inaptes suite au choc. Bien sûr, il a aussi fallu « faire attention à ce que tous les parents ne deviennent pas des agresseurs » souligne Jean-Michel Clavier, directeur de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) de l’AAE, tant pour les professionnels, qu’aux yeux du grand public.
Le réveil « obligé » des politiques
Les salariés du SSPE furent « d’abord considérés comme des interlocuteurs illégitimes par le conseil départemental, qui ne voulait parler qu’aux syndicats » souligne Yannis G., éducateur au SSPE. « Ensuite, nous nous sommes étonnés de la méconnaissance de notre métier de la part de certains élus… D’autres étaient même presque soupçonneux : vous faites quoi, en fait ? » Les travailleurs sociaux tenaient « à porter leur propre parole » et, à leur initiative, créèrent donc des rencontres interservices, afin d’échanger avec les autres associations de milieu ouvert, ainsi qu’avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Le conseil départemental, alerté par le drame, tend alors l’oreille à des revendications « qui ne datent pourtant pas d’aujourd’hui » rappelle Peggy B., déléguée du personnel au SSPE. « Déjà, en 2011-2012, alors que nous n’étions sous le coup d’aucune émotion, nos lettres ouvertes restaient lettres mortes, alors qu’elles interpellaient les politiques sur le nombre trop important de mineurs par éducateur. » Et les éducateurs de calculer le temps réellement passé avec le mineur : en ôtant les temps de trajet, les nécessaires réunions, l’écriture des rapports pour le juge, les rencontres avec les parents, l’éducateur ne peut consacrer au mineur seul qu’une heure par mois de tête-à-tête… Dérisoire, pour instaurer une relation éducative efficiente digne de ce nom.
Les revendications entrent alors en jeu. Elles paraissent modestes. 150 000 € et deux postes supplémentaires de travailleurs sociaux. De quoi passer de 30 mineurs à 28. Pas vraiment la panacée, mais c’est tout ce que réclame le SSPE. « On va nous répondre que certaines régions sont à 32 mineurs pour un éducateur. Le nivellement par le bas, on sait où ça mène… » expose Yannis G. Effectivement, mieux vaut considérer comme but à atteindre les 21 mineurs par travailleur social de la région parisienne.
Le milieu ouvert un an après
Un an après, au SSPE, un poste en CDD a ét�� pérennisé. Un peu de temps en plus de secrétariat et de psychologue. Le flux des mesures a repris. Avec toujours des listes d’attente « de 30 à 40 mineurs ». Autant de familles où, potentiellement, un drame peut arriver. Car à côté de ceux qui attendent la mesure, d'autres attendent le placement. « Mais là aussi devant notre inquiétude, le conseil départemental nous a répondu que les établissements, les foyers, ne jouaient pas le jeu » s’agace Yannis G., « alors que nous savons très bien qu’ils n’ont pas de places ! »
Ce qui a vraiment bougé, c’est tout ce qui concerne les visites médiatisées. Pour lesquelles les associations, en manque de moyens, ne sont pas suffisamment formées, et les locaux non adaptés, comme nous rappelle le drame survenu. « Aujourd’hui, plus aucun service à Nantes ne fait de rencontres médiatisées. Sur décision du juge. » explique Peggy B. Parce que les deux associations ont dit stop. Sollicité par Laurence Rossignol, alors secrétaire d’État à la famille, le SSPE fait des propositions concrètes (et retenues) sur l’écriture d’un décret [1] concernant les visites médiatisées. Après parution dudit décret, des services mieux adaptés devraient ouvrir leurs portes, si tant est que le conseil départemental suive. Mais là encore, il a fallu cet événement dramatique pour bénéficier d’une écoute et d’une réaction forte car « une commission de réflexion sur les visites médiatisées existe au SSPE depuis 5 ans ! »
Réinterroger l’essence du milieu ouvert
« La forte résonance liée à ce décès nous a aussi obligés à une prise de recul. » explique Jean-Michel Clavier. Car au-delà de l’éternel débat sur les moyens et la nécessaire baisse des ratios se profile un autre questionnement. Sur un métier qui ronronne parfois, mais que les travailleurs sociaux, s’ils le font « bien », ont constamment ce souhait de le faire « mieux ». Les événements traumatiques servent aussi à cela. À retrouver un élan réflexif commun. « Aujourd’hui, on bosse toujours dans l’urgence » rappelle Yannis G., éducateur. « Et on ne veut plus. On doit avoir le temps d’aller consulter les dossiers des familles au tribunal ». Lui y passe des heures. Afin de mieux connaître une histoire. De répondre de manière plus adaptée à un enfant en danger. De freiner si possible une lente déliquescence familiale. Plus question de partir bille en tête, c’est aussi la conclusion de Jean-Michel Clavier, de l’AAE. Lui aussi insiste sur cette nécessité de prendre le temps, de réfléchir. L’arithmétique est pourtant simple : moins de mesures, davantage de temps par mineur.
« Ce qui a évolué, souligne ce directeur, c’est ce désir de repenser le cœur de métier. Et c’est d’abord la relation parent-enfant. De pouvoir travailler cela à notre rythme. Le turn-over des situations, la charge de travail nous ont amenés à gérer parfois davantage la quantité que la qualité. » Un événement qui permet donc de requestionner les fondamentaux de l’intervention en milieu ouvert.
Un état des lieux du milieu ouvert s’est donc mis en place. Quatre rencontres décisives entre le conseil Départemental et les associations concernées du département. Aux réflexions sur ce dispositif, au diagnostic, feront suite des préconisations. Qui devront passer du statut de l’écrit à celui de réalités de terrain. Il n’empêche, comme l’évidence d’un refrain, que reviendra sur le tapis la nécessité de postes supplémentaires, pour assurer au mieux le suivi de l’enfance en danger.
[1] Le décret, en cours d’élaboration, est en lien avec l’article 24 de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant qui prévoit une motivation spéciale et un cadre de référence centré sur les besoins de l’enfant pour les visites en présence d’un tiers. La publication du décret est prévue en octobre 2016, nous précise le cabinet de Laurence Rossignol, ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes.