Stéphane Sirot : "Le partage de la valeur est un motif légitime de mobilisation"

16.10.2022

Représentants du personnel

Après l'annonce des réquisitions par Élisabeth Borne mardi 11 octobre, le conflit des raffineries et de la distribution de carburant se poursuit. Quelles sont ses spécificités et ses points communs avec les mouvements antérieurs qui ont secoué le pays ? Que dit-il de la capacité des organisations syndicales que l'on décrit comme déclinantes depuis plusieurs décennies ? Comment le conflit peut-il évoluer ? Nous avons demandé à Stéphane Sirot, historien spécialiste des grèves en France, de nous apporter son éclairage. Entretien.

Contrairement au gouvernement, avez-vous vu ce mouvement arriver ? Était-il prévisible ?

Oui et non. Je l'avais vu arriver mais je ne me doutais pas de son ampleur. Cela étant, il n'a rien de surprenant : depuis un an se multiplient les conflits salariaux. On assiste à une résurgence de la conflictualité sur les questions de revenu, puisqu'elles sont en quelque sorte indexées sur le niveau d'inflation. Mais l'ampleur d'un mouvement est un ingrédient toujours difficile à anticiper.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Comment jugez-vous la manière avec laquelle le gouvernement gère ce conflit ?

D'un côté, on peut constater son imprévoyance, ou son incapacité à mesurer le mécontentement. De l'autre, il est vrai que l'intervention publique s'est faite tardive. Et ce déni continue autour d'une bataille sémantique, le gouvernement adoptant les termes de "grève préventive" et de "blocage" mais pas celui de "pénurie". Or la pénurie signifie simplement qu'il manque de quelque chose. Il est donc cocasse de voir son entêtement à ne pas vouloir le prononcer ! Mais s'il veut faire penser qu'il n'existe pas de pénurie, alors pourquoi intervenir dans le conflit ? Ensuite, sur son positionnement dans le rapport de force entre les entreprises et les salariés, on ne peut pas dire qu'il fasse preuve de neutralité. La réquisition, c'est l'arme atomique en matière de relations sociales, c'est le 49-3 du social ! Pour rester neutre, contrairement à ce qu'il affirme, il aurait fallu menacer les entreprises d'un moyen de pression équivalent à la réquisition, à savoir une loi ou un amendement relatif aux superprofits. Or, il refuse d'adopter cette mesure, sa position est donc de fait connotée.

Que pensez-vous du point de départ de ce mouvement, à savoir les salaires, dans un contexte d'inflation et d'une demande de partage de la valeur ?

C'est un motif légitime de mobilisation. Les termes du débat sont emblématiques de ce point de vue. Il est clairement question de partage des richesses. Et l'inquiétude ajoute à cette légitimité car les salariés en grève sont inquiets pour leur avenir. Des échéances s'approchent dans lesquelles il faudra faire un moindre usage des énergies fossiles, favoriser des véhicules propres. Alors quid de l'avenir de ces salariés ?

Vous voulez dire que cette grève est une occasion manquée d'évoquer ces sujets avec les salariés des raffineries ?

Oui, les enjeux écologiques et numériques sont des sujets délicats quand on s'adresse aux citoyens. Et ces thèmes sont marqués par d'incessants allers-retours : tantôt on les martèle, tantôt on les met de côté (un plan de sobriété énergétique a été présenté il y a peu, NDLR).

 

On ne traite pas les sujets en amont 

 

 

Je crains que, comme on le fait souvent, on ne traite des sujets que quand ils arrivent, sans les avoir prévus en amont. Mettre en avant les problématiques des salaires c'est bien normal, mais ça ne devrait pas empêcher de réfléchir aux problématiques de plus long terme. D'autant que les syndicats depuis les années 90 n'ont pas été les derniers à se préoccuper d'écologie.

Ce n'est pas la première fois qu'un conflit social prend racine dans les raffineries et la distribution. Par ailleurs le mouvement des gilets jaunes s'est déclenché sur une taxe sur l'essence et une limitation de vitesse. Que pensez-vous de la mobilité comme vecteur récurrent de conflits sociaux dans l'histoire ?

Oui, on a vu un conflit social moins classique avec les gilets jaunes. Mais on peut être certain que ce type de mobilisation se reproduira. La preuve : dans sa gestion de la crise énergétique, le gouvernement s'adresse en premier lieu à ces catégories de population, plutôt modestes et en périphérie urbaine et rurale. Quand on regarde bien, les aides proposées entrent en résonance avec ces populations. La classe politique garde en mémoire ces événements traumatiques (pour elle comme pour les gilets jaunes), donc elle essaie d'en prendre soin, pas seulement par philanthropie, mais par crainte de nouveaux soulèvements.

Le gouvernement veut aligner des réformes sensibles, comme l'assurance chômage et les retraites qui ont été vecteurs de mobilisations majeures comme en 1995 ou en 2019. Avez-vous l'impression que ce filigrane joue dans ce conflit ?

Oui, je suis convaincu que tout le monde y pense, même si je n'en ai pas la preuve. Tous les acteurs se préparent car ils s'attendent à quelque chose sur le projet de réforme des retraites, dont l'issue est dans les têtes des deux camps.

 

 Le conflit d'aujourd'hui est offensif

 

 

Si la CGT et les grévistes obtiennent satisfaction, ce sera un atout non négligeable dans la bataille des retraites. Depuis 1995, on est face à des conflits défensifs, réactifs. Or, le conflit d'aujourd'hui est offensif, et d'ampleur nationale en plus ! Il faut voir également que le choix des citoyens de rejoindre le conflit dépend de ses chances de gagner. Cela peut jouer dans la dynamique syndicale. A l'inverse, si le gouvernement par les réquisitions et l'utilisation des stocks de carburant parvient à un arrêt de la grève, ce serait un semi-échec pour la CGT, un affaiblissement. Ces enjeux sont très présents dans le conflit des raffineries.

Pour l'instant, personne ne les nomme mais tout le monde pense aussi aux gilets jaunes, qui n'apparaissent pas dans la contestation. Pensez-vous qu'ils vont rejoindre la mobilisation ?

Je pense que ce conflit restera syndical. Dans toutes les manifestations de ces dernières années, on a revu des gilets jaunes mais de manière résiduelle. Ils ne sont pas parvenus à s'organiser et à pérenniser des structures leur permettant de perdurer. On voit dès lors l'intérêt que représentent les organisations traditionnelles, ces institutions syndicales.

Lors de sa conférence de presse de jeudi 13 octobre, la CGT a indiqué que sa volonté de rendre le conflit national et interprofessionnel provient de l'annonce des réquisitions. Ces dernières ont-elles toujours cristallisé les conflits ?
 
Les réquisitions ont toujours durci les conflits sociaux 

 

Les réquisitions ont toujours durci les conflits sociaux. Soit, elles ont pour effet de briser une grève, comme ce fut le cas en 2010 avec la réforme Sarkozy des retraites, ou par exemple en 1910-1920 dans les grèves de cheminots. Soit, à l'inverse, elles ajoutent à la détermination des grévistes et ancrent le conflit. Il devient alors plus long et étend la solidarité autour de lui. Ce fut le cas lors la grève des mineurs de 1963. Pompidou avait signé un décret de réquisition en pensant que les mineurs allaient se remettre au travail, et c'est l'inverse qui s'est produit. On a vu un record de collectes de fond dans la population pour soutenir le mouvement.

Si elles sont si risquées, pourquoi le gouvernement les utilise-t-il ?

Parce qu'il joue la variable de l'opinion publique. Il espère que les gens en aient marre, qu'ils voudront partir en vacances fin octobre. Dans un conflit, l'opinion est un acteur majeur.

On voit aussi se mettre en place une sorte de concurrence entre les mobilisations des Insoumis (16 octobre) et celles de la CGT (29 septembre, 18 octobre). Ce type de rivalité entre un parti politique et un syndicat est-il inédit ?

En l'occurrence, la rivalité que vous décrivez est générée par le gouvernement, puisque la grève du 18 octobre n'était pas prévue ! C'est tout le paradoxe de la situation. Une dynamique sociale et politique peut être générée par l'impact des réquisitions. C'est plutôt ce côté-là qui est inédit. La plupart du temps, les dynamiques politiques et syndicales ont permis des avancées dans le modèle social, par exemple lors du Front populaire ou en 1968. Mais aujourd'hui c'est très différent car la conjonction politique et syndicale n'est pas recherchée, la CGT n'a pas appelé à rejoindre la marche du 16 octobre. Il faut cependant relativiser ce point : une pétition de 700 syndicalistes appelle à rejoindre la marche du 16, mais pas la confédération, c'est une démarche individuelle. Il y a donc un contexte inattendu qui peut ne rien donner ou participer d'une réelle dynamique, c'est un classique de la mobilisation à la française.

Dans votre livre sur l'histoire de la grève en France, vous dites que le conflit  est "le centre de régulation des rapports sociaux" car la société française a construit un "univers industriel et salarial antagonique". Pouvez-vous expliquer cet antagonisme et nous dire s'il est toujours la source des conflits ?

Pour moi, tout s'est joué dès la révolution française et la loi Le Chapelier qui interdit les coalitions de l'époque. On en retrouve en permanence les traces. On sent encore aujourd'hui que l'ordre dominant est perturbé par le conflit. L’État se satisfait du fait que la régulation sociale ne doive pas le concerner. Le patronat a la tentation de préférer la conflictualité plutôt que concéder une part de pouvoir dans l'entreprise.

 

On a institutionalisé la régulation par le conflit 

 

 

Et les syndicats, en raison des pratiques des deux autres acteurs, se retrouvent dans la clandestinité. Après-guerre, on a inscrit le droit de grève dans la Constitution, on a donc institutionnalisé la régulation par le conflit. On a donné au comité d'entreprise un pouvoir décisionnel dans les œuvres sociales mais pas dans la stratégie de l'entreprise. On a ensuite accepté la présence des syndicats à condition de ne pas empiéter sur le pouvoir patronal. On a clairement fait ces choix, d'autres comme l'Allemagne ont choisi la régulation par la négociation collective, qui reporte le rapport de force sur un rapport de droit et exige de donner plus de pouvoir aux représentants du personnel. On n'a jamais voulu de ça chez nous. On a fait pendant deux siècles le choix du conflit.

Ce fut encore le cas récemment en 2017, avec les ordonnances Macron qui ont fusionné les instances de représentation du personnel…

Oui, les politiques ont toujours à la bouche le dialogue social mais on voit que ces ordonnances sont une catastrophe, les syndicats sont pour le coup unanimes sur ce point.

Que dit cette grève de l'état du syndicalisme en France que l'on décrit comme déclinant ?

D'un côté c'est positif : en matière de grève, l'expertise syndicale est immédiatement convoquée. Les syndicats continuent donc d'avoir un impact sur la société. Si on les réunit tous, ils ont environ deux millions de militants. A eux tous, les partis politiques n'en ont pas le quart. Donc les syndicats ont une vivacité indéniable, même s'ils sont circonscrits à certains secteurs et aux salariés à statut, et que leur périmètre n'est plus le même que dans les années cinquante et soixante.

Les taux de syndicalisation sont ceux de 1914 ! 

 

 

D'un autre côté, il ne faut pas nier le processus de désaffiliation des citoyens, qui concerne d'ailleurs toutes les structures. Les taux de syndicalisation sont aujourd'hui ceux de 1914, entre 7 et 11 %. L'abstention frappe aussi bien les élections nationales que professionnelles, cela pose de grandes questions aux syndicats, notamment par rapport aux jeunes.

Vous dites aussi dans votre livre qu'il ne faut pas rechercher les explications d'une grève dans le passé, mais dans les caractères de la société contemporaine. Quels sont ces caractères aujourd'hui qui pourraient expliquer le mouvement de ces derniers jours ?

Il n'y a pas d'objet plus plastique que la grève. Elle se transforme à mesure que la société évolue. C'est toujours vrai aujourd'hui. La société s'est tertiarisée, les mouvements se sont donc transférés du secteur industriel et des industries vers la fonction publique et les ouvriers à statut. Nous sommes de plus dans une société de consommation qui voit le déclin des grèves longues au profit des débrayages courts. On recherche donc des tactiques de conflictualité moins coûteuses mais qui désorganisent quand même la production.

Sans faire de vous un devin, quelle issue voyez-vous au conflit ?

Plus un conflit s'étend dans la durée, plus il se durcit et plus c'est compliqué de trouver une porte de sortie par le haut, sans vainqueur ni vaincu. Dans l'immédiat, soit les grévistes maintiennent leurs positions dans les jours qui viennent, soit ils se lassent et se laissent convaincre par les perspectives d'accord. Il faudra voir aussi les journées du 16 et du 18. Si elles ne participent pas d'une montée en puissance, ce sera compliqué pour le moral des grévistes de tenir. Pour l'instant, c'est l'incertitude…

Marie-Aude Grimont
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