Vincent Meyer : « nous sommes à un point de bascule dans la transition digitale »

Vincent Meyer : « nous sommes à un point de bascule dans la transition digitale »

08.12.2017

Action sociale

Chercheur en science de l’information à l’université Nice Sophia Antipolis, Vincent Meyer publie un ouvrage collectif « Transition digitale, handicaps et travail social » qui pose un bilan de la greffe du numérique dans le champ social. Où nous conduit ce mouvement sans retour et quels sont ses risques ? Interview.

tsa : Votre ouvrage appuie très fermement sur la nécessité de négocier les usages des technologies numériques dans le champ social, afin, dites-vous, de ne pas être surpassé.

Vincent Meyer : Cet ouvrage collectif s’inscrit dans la suite d’un précédent ouvrage (1), issu des travaux du comité scientifique du Gepso [groupement national des établissements et services sociaux et médico-sociaux], qui posait les bases d’une transition digitale dans le champ professionnel du travail social. Celle-ci nous paraissait favorisée par les injonctions aux évaluations de la loi 2002-2 et par le foisonnement de logiciels conçus pour mesurer les activités dans une perspective de bonnes pratiques professionnelles et gestionnaires. Depuis, les évolutions, innovations, productions de données comme d’objets connectés n’ont pas cessé de se développer. C’est donc un point d’étape que nous proposons, avec une réflexion plus approfondie sur la notion même d’usage dans cette déferlante d’innovations censée servir à toute et à tous, mais dont l’accès et l’usage restent problématiques sinon restreints.

 

 On ne peut plus faire marche arrière par rapport au numérique, et les professionnels commencent à le réaliser

 

tsa : Comment définir la situation aujourd’hui ?

Vincent Meyer : On ne peut plus faire marche arrière par rapport au numérique, et les professionnels commencent à le réaliser. Les robots d’accompagnement sont là. La domotique fait son entrée dans les établissements. Le rapport aux territoires et les politiques de la Ville sont également impactés. Le travail de rue, celui de la prévention spécialisée, de lutte contre l’isolement, mais aussi de l’éducation s’en trouvent déjà transformés.

Mais nous sommes à un point de bascule. Si les professionnels et les décideurs du social sont dans l’ensemble conscients de cette transition digitale, ils ne savent pas trop comment la négocier et l’abordent avec une sorte de « datattitude », de gouvernance par les données notamment produites par les évaluations ou différentes politiques publiques. C’est d’autant plus vrai que les évolutions réglementaires tirent le champ professionnel dans une logique de parcours des personnes qui, gageons-le, fera l’objet d’une centralisation des données dans des plateformes numériques. Derrière, c’est la question de l’usage de l’information qui est posé, avec le risque que le parcours singulier, une fois entré dans la plateforme, se retrouve formaté et normé en fonction des préjugés sur les besoins et demandes des différents publics. Et j’ai bien peur que les travailleurs sociaux ne puissent s’y opposer, comme ils ont accepté avec l’évaluation de rentrer dans une logique de bonnes pratiques édictées par l’Anesm.

tsa : Il faudrait donc craindre cette transition ?

Vincent Meyer : En tout cas, c’est le moment de se poser toutes les questions. Jamais nous n’avons été aussi dépendants d’une culture de l’information et de la maîtrise d’outils techniques. On doit s’interroger sur les usages et les pratiques, au-delà de l’informatique de gestion, en se gardant de toute idéalisation sur le sens de cette transition.

Une simple illustration : en novembre dernier, la conférence nationale de santé (CNS) a organisé un débat citoyen sur les inégalités en santé engendrées par l’adoption des objets connectés et des applications de e-santé. Mais la question qu’il aurait fallu se poser aurait été davantage celle de l’accès à l’égalité ! Pourquoi d’emblée tout le monde semble conscient que le numérique va engendrer des inégalités ? Il s’agit au contraire de voir comment cette transition digitale peut amener plus d’égalité pour les personnes en situation de handicap, de vulnérabilité ou de fragilité qui sont dans des institutions, sans l’Internet ou sans pouvoir s’y connecter pour des raisons techniques ou éducatives, voire qui n’ont tout simplement pas d’accompagnement à ses usages.

De deux choses l’une : soit les personnes prises en charge dans le social seront de plus en plus marginalisées, ce qui serait finalement très darwinien. Soit, au contraire, il y aura une égalité à nulle autre pareille, en ce sens où nous sommes tous en situation de fragilité face à l’appropriation des développements technologiques. Au fond, le paradoxe de cette transition, c’est qu’elle nous rapproche assez singulièrement des personnes fragiles, plutôt qu’elle ne les rapproche de nous.

tsa : Votre ouvrage montre la complexité de la greffe du numérique sur le travail social. Même des expérimentateurs avisés peuvent échouer. Comment sortir de cette période d’entre-deux ?

Vincent Meyer : Il faudrait avant cela que l’on développe le métier de médiateur numérique, tant pour les personnes que pour les professionnels. À l’image des maisons digitales mises en place par la fondation Orange, dans lesquelles des spécialistes interviennent auprès des associations pour aider à l’appropriation des technologies. Cette médiation est importante, car beaucoup de personnes se sentent en situation d’infériorité.

Il reste beaucoup de travail en ce sens. Rares sont les instituts de formation en travail social à se saisir de cette dimension de la médiation numérique. Une culture digitale commande déjà qu’on maîtrise au quotidien ces outils qui maintenant remplissent nos temps professionnel et personnel. C’est pourquoi le cursus initial pour entrer dans les carrières du social devrait comprendre une formation aux usages du numérique.

Sur le plan des solutions, l’Agence du numérique met l’accent sur ce que doit être une société numérique innovante et inclusive avec l’association des usagers au « design » des applications. Dans l’optique de notre ouvrage, travailler sur les usages et services numériques, c’est alors moins intégrer des attentes idéelles que l’expérience concrète des personnes fragiles et de celles et ceux qui les accompagnent pour que des développeurs puissent prendre en compte leurs besoins. Malheureusement, on ne peut que déplorer la quasi-absence de débats sur ce sujet. Pendant ce temps, les développeurs continuent de produire des applications sans s’intéresser au niveau de compétences des utilisateurs et en estimant que les tutoriels suffiront pour leur apprentissage. Quant à ceux qui n’apprendront pas, ils resteront sur le bord du chemin.

(1) « Les technologies numériques au service de l’usager... au secours du travail social ? », sous la direction de Vincent Meyer, LEH Edition, septembre 2014.

 

« Transition digitale, handicaps et travail social »

Sous la direction de Vincent Meyer, enseignant-chercheur à l’université Nice Sophia Antipolis, LEH Edition, nov. 2017.

Ont contribué à cet ouvrage : Alexandre Abellard, Patrick Abellard, Jacques Bergeret, Marie-Joseph Bertini, Émilie Blanc, Jean-Pierre Boissonnat, Éric Carton, Cyril Drouot, Mohamed Amine El Mahfoudi, L’Équipe du Foyer d’accueil médicalisé de Bayon en Meurthe-et-Moselle, Catherine Exertier, Fidelia Ibekwe San-Juan, Nathalie Nevejans, Maudy Piot, Serge Prudhomme, Louis van Proosdij, Hanene Rejeb, Cynthia Vanmecq, Lise Vieira.

Site de LEH Edition.

 

Tous les articles de notre série sur "le travail social à l'heure du numérique" sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers"). 

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