Né en Belgique, à Charleroi, Pascal Dagneaux fait partie des pionniers de la lutte contre le sida dans cette région terriblement impactée par l’arrivée de l’héroïne. Dès 1986, son diplôme d'« éducateur social spécialisé » en poche, il distribue dans le quartier où il vit du matériel stérile d’injection et met en place avec ses collègues une démarche de prévention par les pairs (fondée sur l’idée de la responsabilisation et du recours aux compétences des personnes concernées par la toxicomanie). Ce métier d’éducateur en « milieu ouvert » - un nom qui naît à l’époque – s’invente alors, non sans prises de risque dans ce contexte dramatique, mais avec une intense créativité et un sentiment d’absolue nécessité. En 1995, il poursuit à Lyon son expérience dans le domaine du sida et de la toxicomanie, à l’association Ruptures, avant de travailler pour Aides à partir de 1998. Depuis 2003, il exerce auprès des plus précaires parmi les précaires à la Boutique solidarité Point d’eau à Grenoble : un accueil de jour de première ligne dédié aux personnes sans domicile fixe. Sans illusion sur la notion de sens dans ce monde-ci, il cherche sans cesse à en faire jaillir là où il n’y en a pas, en se contentant des moyens disponibles – aussi restreints soient-ils –, avec pour mots clés le non-abandon et la participation.
Qu’est-ce qui vous a conduit à quitter le champ de la lutte contre le sida pour aller vers celui de l’accueil de grands précaires ?
Point d’eau est un lieu où se poser, anonyme et gratuit, auquel viennent se greffer des services liés à l’hygiène et d’aide à la vie quotidienne (téléphone, boîte postale, bagagerie). J’ai été séduit par cette structure parce qu’elle s’adressait au public qui m’intéressait, et qu’elle avait une approche subversive en s’attachant à développer des activités de loisirs pour des personnes qu’on a tendance à considérer comme oisives. C’est bien sûr totalement erroné, car il faut un temps fou au quotidien aux sans domicile fixe pour mener les démarches nécessaires à leur simple survie… Point d’eau propose de les emmener en montagne, de faire des films avec eux, des émissions de radio – tout un tas d’éléments pour leur montrer qu’ils peuvent reprendre plaisir, courage. Ça marche d’ailleurs très bien.
Avez-vous importé dans ce nouveau lieu de travail des modalités d’approche issues de la lutte contre le sida ?
Oui, bien sûr. J’ai d’emblée choisi d’aborder l’errance comme on aborde l’addiction. Les grands précaires, les errants pathologiques, se reconnaissent au fait qu’ils sont dans une perpétuelle répétition du retour à l’errance. Parfois, ils veulent s’en sortir, ils rencontrent alors une structure qui les aide à aller vers le droit commun, mais on se rend compte qu’un facteur ou un autre les fait bientôt retourner à la rue. C’est pareil pour les toxicomanes. Or on a appris, avec les traitements de substitution aux opiacés, qu’il fallait diminuer très progressivement les doses, accompagner la personne pour l’aider à faire un travail sur elle-même, retrouver un travail, se réconcilier avec ses proches, ne jamais l’abandonner. J’applique donc cette approche. Ça suppose d’admettre que le retour à la rue de ces errants pathologiques n’est pas le signe qu���ils ne tiennent pas leur parole – comme bien des dispositifs ont tendance à le leur renvoyer - mais qu’il est précisément ce qui fait symptôme chez eux. Il faut donc tricoter très patiemment la confiance avec eux, leur faire comprendre qu’ils peuvent revenir nous voir quoiqu’il arrive. C’est vraiment ce qui donne du sens à mon travail. Quant à la dimension participative, qui est au cœur de la prévention des risques, la direction m’avait précisé que je n’étais pas là pour la développer – son argument était qu’il y avait déjà des dispositifs d’auto-support à Grenoble et que cela suffisait. J’ai accepté le poste malgré cette restriction, en espérant pouvoir faire changer la structure de l’intérieur.
Cela a-t-il été possible ?
Pas tout de suite. Faute de pouvoir impliquer les usagers dans la gestion de l’association, j’ai travaillé à former les bénévoles de l’association – dont j’avais la responsabilité – à l’intervention auprès du public, et peu à peu, je les ai sensibilisés à la notion de participation des usagers, pour qu’ils invitent de plus en plus, dans le quotidien, les personnes à s’exprimer et à agir dans la structure. J’ai peu à peu créé des outils participatifs : le collectif « Mort de rue » et le forum « Parlons-en », qui permet aux accueillis d’échanger avec des professionnels de structures et administrations diverses sur des sujets qu’ils choisissent (que font les curatelles avec leur argent ? où placer son chien lorsqu’on se fait hospitaliser ?…). En revanche, il a fallu attendre l’arrivée d’un troisième directeur, en 2012, pour pouvoir monter, comme je le souhaitais, une équipe de bénévoles issus du public accueilli – aux côtés de celle des bénévoles issus de la société civile. Beaucoup de difficultés se résolvent, au quotidien, grâce à cette participation des personnes.
De quelle manière ?
Par exemple, j’ai proposé leur participation à la bagagerie. Un SDF s’habille souvent en jetable : il garde le même habit jusqu’au moment où il le jette. Du coup, s’il se met à laver un habit, on peut considérer que c’est une grande avancée. À une époque, il y avait des vols à la bagagerie, or ils ont beaucoup diminué depuis que les usagers y sont impliqués ; ces derniers font très attention aux affaires des autres, parce qu’ils savent combien c’est précieux. En outre, c’est une activité très valorisante pour ceux qui s’y impliquent. Donc ça fonctionne bien, et ça donne du sens.
Avez-vous connu des moments de découragement, où le sens de votre travail se délitait ?
La question du sens ne se pose pas comme ça pour moi. Ma conviction première est que le monde n’a aucun sens, que celui-ci est déjà définitivement perdu. Aussi l’exigence est-elle d’en donner sans cesse. C’est ce qui me stimule. Je trouve beaucoup plus intéressant d’aborder ce travail en pariant sur le sens. Alors, bien sûr, les difficultés sont là tout le temps. Les conditions socio-économiques se dégradent, qu’on fasse notre travail bien ou mal. Depuis 2008, notre file active a doublé, la pyramide des âges de Point d’eau s’est inversée – avec beaucoup plus de jeunes et de vieux. Les commissions d’hébergement d’urgence sont amenées à choisir une vie plutôt que l’autre, ce qui est insoutenable, et nous accueillons ceux qui tombent en dehors de l’assiette. Le premier marqueur terrifiant pour moi a été le premier bébé grenoblois à la rue. La décision n’a finalement pas été appliquée par le directeur d’établissement chargé de l’exécuter, mais ça nous a donné le signal que les choses allaient empirer, et cela a, de fait, été le cas. Nous recevons de plus en plus de familles avec des enfants de plus de trois ans, puisque c’est là désormais un critère de discrimination entre les familles. Il y a certes une rationalité économique à l’oeuvre derrière la fixation de ces critères, mais c’est terrible, et le pire est à venir. Je n’arrive pas à le penser.
Comment faites-vous, face à cela ?
Je me suis renfermé dans ma coquille : je ne fais plus de maraudes, car je n’ai rien à proposer. Je me concentre sur la qualité du lien qu’on établit avec chacun. J’exploite à fond les deux outils participatifs que nous avons montés, parce qu’ils sont très utiles et que beaucoup peut émerger à partir de là, mais je n’en crée pas de nouveaux. Et pour pouvoir continuer à accueillir dans l’esprit d’un lieu d’accueil de première ligne, l’équipe s’interdit de faire des dossiers, de l’orientation des familles. C’est parfois assez insupportable, mais nous n’avons pas le choix, sans quoi nous ne pourrons plus recevoir les personnes lambda qui viennent nous voir. Ce qui m’aide à tenir notamment, c’est le travail personnel que je fais depuis des années, chaque semaine, avec un psychanalyste. Cela me permet d’évoluer en permanence et de conserver l’énergie pour aller sans cesse créer du sens là où il fait défaut.
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Pourquoi cette série "En quête de sens" ? |
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Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre nouvelle rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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