Quand elle a débuté dans le champ social, sans diplôme en poche, Michèle s’y est d’emblée sentie à sa place. Peu à peu, elle a construit son identité professionnelle, autour notamment de la notion d’écoute et du faire ensemble. Elle s’est formée au métier d’éducatrice de jeunes enfants, s’est offert des études d’arts plastiques, et est aujourd’hui en charge de la halte-garderie d’un centre social associatif. Elle raconte les effets délétères de la prestation de service unique sur la pratique auprès des publics – instabilité des équipes, moindre disponibilité pour monter des projets et prendre du recul – et la façon dont elle a lutté pour faire valoir des conditions de travail plus supportables.
Comment a démarré votre carrière dans le social ?
J’ai arrêté l’école à 18 ans, ce n’était pas mon truc. Après quelques boulots par-ci par-là, j’ai eu une opportunité dans un centre qui accueillait de jeunes enfants sourds et malentendants âgés, où j’ai fait fonction de monitrice éducatrice. Je proposais aux enfants un accompagnement scolaire et beaucoup d’ateliers créatifs. Dès la première semaine, j’ai perçu que j’avais quelque chose à transmettre dans ce partage. Ça m’a donné envie de poursuivre. J’y suis restée pendant deux ans, puis j’ai travaillé deux ans dans un institut médico-éducatif, où j’étais entourée de psychologues et de travailleurs sociaux, et où j’ai commencé à m’intéresser à différentes pédagogies.
Quels étaient vos idéaux concernant le travail que vous meniez, à ces débuts ?
Ma vision était assez restreinte. Je découvrais le milieu, le plaisir de faire avec les personnes. La vision de ma place est venue plus tard, quand je suis entrée – toujours sans formation – dans une crèche parentale. Une éducatrice de jeunes enfants (EJE) qui m’encadrait m’a davantage ouverte au sens de ce travail, au rôle que nous avons en matière de prévention. Ma vision s’est ensuite affinée avec ma formation. Cette crèche m’a en effet accompagnée jusqu’à ce que je rentre à l’école d’EJE, par le biais d’une préformation aux carrières sociales (puisque je n’avais pas le bac). Mes études, que j’ai terminées à l’âge de 32 ans, ont été d’une très grande richesse, du fait de l’expérience que j’avais accumulée auparavant. La théorie résonnait avec ma pratique. J’ai la sensation d’avoir largement construit ma posture professionnelle pendant ces trois ans.
Comment la qualifieriez-vous ?
Elle est très basée sur l’écoute, l’observation. J’ai beaucoup travaillé sur moi pour ne pas donner de conseils, ne pas prendre de décisions à la place des autres. Quand on accueille un jeune enfant, on accueille aussi ses parents. Il est très important de se situer dans une continuité avec eux, de ne pas se positionner comme le professionnel qui sait, et de les associer le plus possible à l’accueil de leur enfant. J’ai tendance à penser que les conseils font plus plaisir aux professionnels qui les dispensent qu’aux parents qui les reçoivent. Aujourd’hui, je travaille en halte-garderie, et je construis l’adaptation avec les parents, je les associe aussi à de nombreuses activités, en ouvrant autant que possible des espaces pour qu’ils s’expriment et énoncent ce qui leur ferait plaisir, et pour concrétiser leurs souhaits. J’accorde beaucoup d’importance à la notion de plaisir – des équipes, des parents, des enfants – qui me semble au cœur de ce métier. Quand on sort de l’école d’EJE, on a envie d’appliquer sa pédagogie, mais on se rend compte qu’on ne peut pas l’imposer, qu’il faut que chacun puisse s’y retrouver, sinon ça ne marche pas. Si l’ambiance de travail est satisfaisante, ça ouvre des possibilités pour tous.
Prendre ce plaisir a été possible, dans le cadre de ce premier poste d’EJE ?
Oui. On était dans les années 90. C’était avant l’arrivée de la prestation de service unique (PSU). Il n’y avait pas de notion de rentabilité. La structure comptait seize places, on avait une longue liste d’attente, donc elle était toujours pleine, l’équipe était stable, et tout l’intérêt de la structure résidait dans la participation des familles, puisque c’était une crèche parentale. Le seul point noir est qu’on n’était pas bien payé du tout, à peine plus que le Smic.
Comment avez-vous vécu l’arrivée de la PSU ?
Je ne travaillais pas au moment où elle a été mise en place : je menais des études en arts plastiques. Je l’ai donc découverte, en 2003, quand j’ai pris mon poste en halte-garderie, dans la structure (un regroupement de plusieurs centres sociaux) pour laquelle je travaille aujourd’hui. Jusqu’alors propriété de la Caisse d'allocations familiales (CAF), elle était en train de passer sous gestion associative. Sous les financements CAF, les professionnels n’avaient pas trop senti l’effet de la PSU, mais cela a complètement changé avec la reprise de ces centres par une association.
De quelle manière ?
La PSU est une prestation donnée pour une heure de garde d’enfant. Cela signifie que si un enfant n’est pas gardé, on n’a pas de prestation, et donc pas d’argent pour payer les salaires. Cela génère du stress, puisque la question de l’équilibre budgétaire se pose en permanence. Pour des questions de budget, on s’est ainsi souvent retrouvé à deux professionnelles dans la halte-garderie. Or quand on reçoit 16 enfants à deux, on a la tête dans le guidon et on ne peut faire plus qu’assurer les besoins fondamentaux (sommeil, nourriture, jeux libres). Parfois, on avait la chance qu’un troisième professionnel vienne, mais qu’on n’était jamais sûr de le garder, car en cas d’absence ailleurs, ce dernier allait dans la structure qui en avait besoin.
Comment le viviez-vous ?
C’était terrible. Dans le quartier défavorisé où je travaillais, j’étais régulièrement confrontée à des parents qui craquaient. Quand ça arrive, il faut pouvoir être présent, prendre un temps à part avec le parent pour l’écouter et le cas échéant l’orienter. Mais quand on est deux, ce n’est pas possible. De même, il y avait des familles pour lesquelles il avait été difficile de venir vers notre institution, mais qui à la première rencontre investissaient un professionnel, lui confiaient parfois des choses très intimes. Dans ce cas, on a envie de pouvoir dire au parent qu’on sera là le lendemain pour accueillir son enfant. On sentait ce besoin d’une continuité. Or on ne pouvait pas l’assurer : le parent revenait le lendemain et d’autres professionnels s’occupaient de son enfant. Sans compter tout ce qu’on prévoyait – des activités, des adaptations, des ateliers avec des parents – et qu’il fallait annuler en l’absence du troisième professionnel. J’ai ressenti beaucoup de colère, là-bas. Ensuite, les larmes sont arrivées. Beaucoup de professionnelles étaient en souffrance, les arrêts maladie ont commencé à se multiplier.
Qu’y avait-il dans cette colère ?
Le sentiment de ne pas être entendu, et celui d’un manque de reconnaissance professionnelle. Comme j’ai tendance à exprimer les choses, je parlais de nos difficultés et de nos besoins en réunion d’équipe, ainsi qu’au sein des instances professionnelles auxquelles j’appartenais. Sans effet. On accueillait des enfants qui vivaient des situations difficiles et on n’avait pas de temps pour échanger, faire part de nos questionnements, ni pour de l’analyse de pratique. Parfois, on rentrait chez nous avec en tête des situations terribles. J’essayais d’écrire sur ce qui se passait, pour me soulager. Et j’ai réclamé un temps de travail pour appréhender tous ces cas critiques. Il a fallu beaucoup attendre pour que les choses bougent.
Il y a eu un événement déclencheur ?
Un jour les services sociaux sont venus prendre deux enfants à la halte-garderie sans nous prévenir. Nous n’avons pas pu remettre les enfants à leurs parents en fin de journée, rien n’avait été préparé. C’est la goutte d’eau qui a fait d��border le vase. L’équipe était dans un tel état que la direction a compris l’utilité de l’analyse de pratiques : nous avons pu obtenir que des rendez-vous avec une psychologue soient mis en place pour toute l’équipe de la halte-garderie, afin d’évoquer tout ce qu’on vivait dans ce quartier très difficile. L’analyse de pratiques a commencé peu après. Les mêmes dispositifs ont ensuite été mis en place dans toutes les haltes-garderies de l’association. Nous avons aussi pu obtenir, avec le temps, une réorganisation des équipes. Au lieu d’avoir deux EJE par halte-garderie, il a été décidé de n’en avoir qu’une, accompagné d’une auxiliaire de puériculture et d’une aide-auxiliaire de puériculture. Au prix d’une baisse de la qualification, nous avons donc désormais des équipes stables de trois personnes. Cela a pris du temps, il a fallu attendre des départs à la retraite.
Comment avez-vous tenu le coup durant la période qui a précédé ces changements ?
Le fait de beaucoup aimer mon travail m’a énormément aidée. Le travail d’équipe aussi, sa qualité. Mais à un moment, je me suis quand même écroulée et j’ai demandé à partir. Je ne trouvais plus de sens à mon travail, faute de moyens pour le faire correctement. J’ai donc demandé une mobilité. Je suis arrivée dans la halte-garderie d’un autre centre social de l’association, les personnes y étaient tout aussi lessivées, mais le fait de changer de lieu m’a reboostée. Puis j'ai intégré mon poste actuel. Aujourd’hui, j’ai donc de meilleures conditions de travail, plus de temps, de l’analyse de pratiques (il est malheureusement prévu qu’elle cesse d’être spécifique à la halte-garderie et concerne désormais toute l’équipe du centre social, pour des raisons financières), mais il y a toujours cette pression de la PSU.
Comment se manifeste-t-elle aujourd’hui ?
Par un manque de temps pour prendre du recul et se ressourcer, alors qu’on en a terriblement besoin : on est face au public du lundi au vendredi, à l’exception du jeudi matin. Avant, on faisait des réunions métiers plusieurs fois par an, pour se former, rencontrer les partenaires. Leur nombre a considérablement réduit, pour ne pas perdre trop de jours d’ouverture. La PSU nous met une pression par rapport à notre salaire : si les chiffres ne sont pas bons, on descendra à deux professionnels au lieu de trois, et cela changera toute la qualité du travail. Cette menace pèse en permanence sur nous. J’ai du mal à comprendre cette logique. Nous réalisons un travail de prévention énorme au niveau de la société. Chacun connaît l’impact sur le développement de l’être humain d’un climat affectif apaisé, d’un accès précoce à la culture. Des études le démontrent, or tout se passe comme si ce n’était pas la priorité. Pourtant, c’en est une, on prépare aujourd’hui les adultes de demain. Tout ce qui s’enclenche mal dans les familles, s’il n’y a pas eu de soutien dans la petite enfance, peut devenir dramatique plus tard. Dans le quartier où je travaille, 80 à 90 % de nos publics vivent au niveau du seuil de pauvreté ! Récemment, j’ai reçu une mère qui a pleuré, parce qu’enfin une structure pouvait accueillir son enfant. Il est essentiel que nous puissions continuer à le faire dans de bonnes conditions.
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Pourquoi cette série "En quête de sens" ? |
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Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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A lire (ou à relire) :
Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").