Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre nouvelle rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
On connaît Jean-Marie Vauchez dans sa fonction de président de l'Organisation nationale des éducateurs spécialisés (ONES). C'est d'habitude lui qui reçoit les témoignages d'éducateurs spécialisés en difficulté dans le cadre de leur pratique. Sollicité par TSA, il a eu envie de se prêter au jeu d'une interview plus personnelle, pour aborder depuis son expérience la question du sens du travail social, et de ce qui – parfois – peut venir le mettre en cause. Passionné de sport et de haute montagne, arrivé au travail social en saisissant des opportunités plus que par vocation profonde, il a exercé plusieurs années dans le champ de la protection de l'enfance, avant de s'investir auprès d'adultes handicapés mentaux dans le cadre d'un foyer d'hébergement pour travailleurs d'ESAT (établissement et service d'aide par le travail). Un emploi qu'il poursuit aujourd'hui à ¾ temps, le quart restant étant consacré à l'activité de formateur qu'il a entamée il y a dix ans. Depuis sa maison jurassienne, il évoque son plaisir intact à travailler, mais aussi l'impact d'une rigidification constante des contraintes légales sur le terrain et d'un moindre sens de la prise de risque dans le secteur.
Comment débute votre carrière dans le travail social ?
À la base, j’ai suivi une formation de prof de gym et ce qui m'intéressait, c'était la haute-montagne. Je suis parti effectuer mon service militaire à Chamonix, comme objecteur de conscience. Dans ce cadre, j'ai d'abord gardé un refuge, puis j'ai postulé comme moniteur d'escalade dans une Maison des jeunes et de la culture (MJC). J'ai organisé un tour du Mont-Blanc avec des enfants, c'était une belle expérience, je commençais à me dire que tout cela me plaisait bien, quand je me suis vu proposer un contrat à durée indéterminée de moniteur de sport, par le directeur d'un institut thérapeutique et pédagogique (ITEP) de Lons-le-Saunier : en réalité, il s'agissait de faire fonction d'éducateur spécialisé dans l'équipe d'internat. J'ai accepté pour diverses raisons professionnelles et personnelles. J'ai ensuite entamé une formation d'ES dans une école spécialisée pour personnes en cours d'emploi. Pour, moi, tout cela s'est d'abord inscrit dans la continuité de mon travail d'animateur sportif. C'était dynamique, sympa. Les mois passant, je me suis rendu compte que du lien se tissait avec les enfants, mais aussi qu'ils avaient des parents, que je n'étais pas leur père et qu'il fallait que je réfléchisse à mon positionnement au milieu de tout cela. C'était très intéressant intellectuellement, cette période a été assez fondatrice.
Avez-vous le souvenir, à l'époque, de contraintes qui auraient mis en péril votre travail auprès des enfants ?
Non. Autant en animation à la MJC tout paraissait très contraint, il fallait demander une participation financière aux parents pour la moindre activité, autant à l'ITEP, la question des moyens ne se posait pas du moment qu'on avait un projet bien pensé. Par exemple, quand j'ai présenté un budget très conséquent pour une ascension du Mont-Blanc avec les enfants de l'ITEP, le directeur a d'emblée dit oui. De même, lorsqu'au cours d'un stage, durant ma formation d'éducateur spécialisé, j'ai proposé d'aménager un mur d'escalade, l'équipe m'a demandé d'expliciter le sens pédagogique que ce projet avait pour moi. C'était sur le sens que portait l'exigence. Le financement, lui, ne posait pas de problème. Et au-delà, tout était assez simple à organiser. Aujourd'hui, beaucoup des projets ambitieux que nous montions à l'époque pourraient plus êtes mis en place.
Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
Je vous donne un exemple. Dans le cadre de l'établissement pour personnes handicapées mentales où je travaille, nous avons passé lundi dernier une heure et demi à discuter sur les plannings, et ma chef de service y a consacré plusieurs jours de travail. Pourquoi ? Parce qu'on est soumis à tout un ensemble de contraintes, relatives aux questions de repos compensatoire, de pauses réglementaires, etc. Tout cela n'est pas nouveau, mais à une époque, les institutions gardaient de la souplesse, tout le monde comprenait qu'il y avait une réglementation inadaptée à notre secteur. Aujourd'hui, on intègre de manière de plus en plus stricte la réglementation, par peur notamment de la judiciarisation de nos activités. Chez nous, concrètement, on a un planning sur huit semaines, et il n'y a pas deux semaines identiques. Dès que l'un de nous s'absente, cela pose des problèmes invraisemblables. Et si on décide d'organiser un week-end pour les résidents, il faut prévoir tous les remplacements des collègues absents, déterminer les horaires de ceux qui seront présents durant le séjour, tout en sachant que personne ne les respectera sur place. Donc, on ne le fait que pour être dans les clous au niveau légal et c'est terriblement chronophage. Résultat, les projets sont très durs à monter et on y renonce souvent, alors qu'en soi, ils sont importants pour nos publics. C'est là que l'engagement des équipes de direction est fondamental.
Pouvez-vous préciser ?
Je le vois en tant que formateur : il y a des équipes de direction convaincues que leur travail consiste à chercher un maximum de marges de manœuvre pour permettre à leurs professionnels d'exercer malgré les contraintes administratives. Et celles qui se planquent derrière la réglementation. Dans mon établissement actuel, on a failli annuler un séjour car la législation nous imposait un veilleur de nuit qui s'est désisté à la dernière minute. Déjà, on avait passé beaucoup de temps à le recruter, tout en sachant que notre public – qui ne s'habitue que très lentement à un nouveau visage - ne se serait jamais adressé à lui. Bref, qu'il aurait été là pour de simples raisons d'affichage. Finalement, la direction a décidé d'assumer le risque d'un séjour sans veilleur de nuit. Elle s'est donc engagée, et on a pu partir. C'est sur des petites choses comme ça qu'on s'arrache parfois les cheveux, au lieu de se consacrer au sens de notre pratique.
Y a-t-il eu des moments, dans votre carrière, où la question du sens de ce que vous faisiez a pu vous mettre en difficulté ?
Globalement, j'estime avoir été plutôt gâté. Mais lorsque c'est arrivé, c'était lié au positionnement défaillant de certains de mes directeurs, qui n'avaient pas de formation éducative. On ne parlait pas du tout le même langage. Il semble que cela arrive de plus en plus souvent dans le champ social, du fait des évolutions des métiers de l'encadrement, avec des profils de plus en plus managériaux, éloignés des pratiques de terrain. Le risque, c'est ce que ces cadres ne perçoivent pas la spécificité de notre travail éducatif et manquent de recul vis-à-vis des publics que nous accueillons. Dans mon parcours professionnel, je me suis trouvé confronté plusieurs fois à ce type de chefs de services ou de directeurs. Ils tombaient soit dans trop d'empathie, soit dans trop d'antipathie, et mettaient en cause nos pratiques. Sur mon lieu de travail actuel, avec certains résidents qu'on connaît bien, on peut être amené à avoir des attitudes qui peuvent paraître dures vu de l’extérieur, alors qu'elles ont une valeur éducative, par exemple parce qu’elles visent à contenir des angoisses très violentes que peuvent vivre les personnes. Sans recul, sans compréhension des enjeux psychiques et éducatifs, certains directeurs peuvent tomber en plein dans le panneau et attaquer la pratique des travailleurs sociaux.
Lorsque cela vous est arrivé, comment avez-vous réagi ?
Lorsque je travaillais à l'ITEP, c'est arrivé avec un directeur qui mettait constamment en question l'autorité des éducateurs devant les jeunes. Nous étions toujours en position d'accusés. Personnellement, j'ai toujours considéré que c'était le regard bienveillant des collègues les plus proches, la possibilité pour eux de m'interpeller sur ma manière de me comporter avec les publics – ni trop complaisante, ni trop répressive – qui servait de garde-fou à ma pratique. Mais c'est aussi, selon moi, l’une des fonctions principales des cadres. Or là, l'attaque du directeur était trop forte, ça générait une très grande insécurité professionnelle. Du coup, je suis parti. Dans mon établissement actuel, il y a eu une période très difficile aussi. Notre foyer était très ancien, il était en train d'être reconstruit et pile au même moment, le directeur avait souhaité qu'on ne fonctionne plus par équipes distinctes : tous les personnels devaient désormais s'occuper de tous les résidents. Cela faisait vraiment trop de changements pour nos usagers, qui ont besoin de beaucoup de stabilité, et cela en rendait certains très agressifs. Du côté des équipes, on vivait aussi des tensions, certains reprochant aux autres de ne pas arriver à contenir les manifestations de violences, alors que d’évidences les difficultés étaient institutionnelles. Autant dire que je n'ai pas de bons souvenirs de cette période. Heureusement que l'équipe avait beaucoup d'expérience et cela m’a bien aidé à traverser cette crise.
Quel rapport avez-vous aujourd'hui à votre travail ? Vous arrive-t-il d'éprouver de la lassitude ?
Non, il me procure toujours le même plaisir. J’aimais vraiment beaucoup travailler dans le champ de la protection de l’enfance. Quand je l’ai quitté pour m'occuper de personnes handicapées, je l'ai fait à reculons. Je ne comprenais pas ces grands psychotiques, je ne savais pas comment travailler avec eux. Et puis, j'ai découvert une pratique très subtile, dans une temporalité très différente de celle des actions éducatives en milieu ouvert : tout se joue dans un temps très long, avec une file active très restreinte. On partage réellement des tranches de vies avec ces personnes, pour lesquelles le foyer est parfois le seul lieu de vie qu’elles aient. Je me souviens d'un homme qui est arrivé avec des soucis d’alcoolisme très fort. Avec ma collègue, nous avons fait le choix d’interpréter ces derniers comme un symptôme de son très grand manque d’assurance. Petit à petit, au travers de tout petits riens, nous l’avons aidé à prendre une place dans le groupe. Cela lui a renvoyé une image plus favorable de lui-même et, peu à peu il a pris de l’assurance et a noué des relations positives avec certains. Cinq ans plus tard, on ne le voit presque plus s’alcooliser. Cette pratique est donc extrêmement riche dès l’instant où l’on prend le temps de la penser et, même si on travaille sur de toutes petites choses.
Vos fonctions associatives vous donnent-elles de l'espoir sur l'avenir de la question du sens du travail social ?
Ce que je trouve assez dur, c'est de voir à quel point les instances nationales sont éloignées des professionnels de terrain, et réciproquement. À Paris, je passe mon temps à répéter que le travail social est mal représenté, qu'on a des discussions certes passionnantes sur tout un tas de sujets, mais que ceux-ci restent trop théoriques au regard de la diversité de la réalité de terrain. Du coup, on s'interroge peu sur les conséquences concrètes des lois sur les pratiques. Or même les meilleures lois, appliquées avec les meilleures intentions, peuvent produire de la maltraitance quand elles sont imposées de façon uniforme et sans souplesse. Le problème actuel est vraiment qu'on manque tous de représentations sur les diverses formes du travail social. Nous regardons tous par un tout petit bout de lorgnette. Il faudrait donc sortir de l'entre soi et faire venir des personnes d'horizons différents, pour élargir notre vue.
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