Qu'est-ce qui vous a décidé à entamer une carrière dans le champ social ?
Ma mère était assistante sociale et mon père en responsabilité dans des maisons des jeunes et de la culture (MJC) : autant dire que j'ai baigné dès l'enfance dans le socio-éducatif et le socio-culturel. J'ai rapidement décroché des petits boulots en animation dans des maisons de quartier et centres de loisirs. Or, je me rendais compte, au contact des parents, que l'animation ne permettait pas – ce n'était d'ailleurs pas son rôle – de répondre à tout un ensemble de problématiques sociales et éducatives qui affectaient les enfants et leurs familles. Les parents, en fin de journée, me posaient des questions auxquelles je pouvais difficilement répondre, n'ayant pas les clés pour cela. C'est ce qui m'a donné envie d'aller plus loin dans la relation éducative.
Vous vous lancez dans des études d'éducateur spécialisé, puis débutez en 2005 dans un centre médico-social précoce, avec une forte dimension d'accompagnement des parents.
En effet. J'ai choisi la petite enfance parce que je trouvais que la formation initiale ne nous avait pas donné assez de notions concernant le développement de l’enfant et le schéma corporel du jeune enfant. Et puis, j'avais besoin de commencer par le début, à savoir la petite enfance. Nous recevions des enfants de la naissance à l'âge de six ans, porteurs de handicap ou en attente de diagnostic. Nous travaillions autour de l'éveil des enfants, de l'accompagnement des parents – entre autres sur la question de l'acceptation du handicap –, de la recherche d'alternatives à l'école ordinaire. L'équipe, pluridisciplinaire, comptait notamment des neuropédiatres, des pédopsychiatres, des travailleurs sociaux, des psychomotriciens et des kinésithérapeutes avec lesquels j'ai souvent exercé en binôme. Cela permettait d'avancer sur des problématiques telles que l'accès à diverses structures - ludothèques, bibliothèques... - en trouvant des stratégies pour que les personnes puissent se déplacer. Ce travail conjoint était riche et me permettait, comme je l'avais espéré en choisissant cette structure, de creuser la part du corps dans la question éducative.
Une première expérience satisfaisante, donc...
Oui, très. L'association avait une assise financière qui permettait de mettre en place des projets innovants, l'équipe ��tait vraiment bienveillante et j'ai beaucoup appris au contact des autres professionnels. Les psychologues - d'approche psychanalytique - m'ont ouvert à beaucoup de lectures et de questionnements. Il y avait une liberté de réfléchir et la possibilité de prendre le temps. L'accompagnement d'une famille pouvait durer 2-3 ans, ce qui permettait largement de créer une relation de confiance et de développer une approche globale auprès des familles. On n'aurait clairement pas pu faire le même travail en six mois.
Qu'est-ce qui vous a conduit à quitter ce poste ?
Notre équipe s'était souvent confrontée à des problématiques qui relevaient de la protection de l'enfance, avec beaucoup de signalements à faire du fait de maltraitances. C'était compliqué pour nous tous, nous le vivions difficilement. Ça m'a donné envie d'aller au cœur de la protection de l'enfance, pour mieux comprendre ses enjeux et son fonctionnement. J'ai donc postulé dans un service d'aide éducative en milieu ouvert (Aemo) administrative (qu'on appelle aujourd'hui AED) à l'association Buzenval. J'y suis arrivé au moment de son absorption par l'association Essor - qui n'était pas spécialisée dans la protection de l'enfance. C'était un moment de transition pas facile. L'équipe se demandait quels postes allaient être conservés, n'avait aucune garantie sur l'avenir du cycle horaire et des rémunérations. Des professionnels, syndiqués, se battaient pour que leurs conditions de travail soient préservées – et donc la qualité de l'accueil qu'ils pourraient offrir.
Comment avez-vous vécu cette situation ?
Du fait de la réforme de 2007, qui a privilégié l'administratif sur le judiciaire, nous étions chargés d'un nombre croissant de mesures chacun, avec des situations de plus en plus compliquées, violentes, qui auraient dû relever de la psychiatrie et de mesures judiciaires. Au fil des mois, je me suis senti de plus en plus en difficulté dans ma fonction, car je manquais de temps. J'étais obligé de prioriser les situations, je m'occupais avant tout des familles avec des problématiques psychiatriques et ou en grande crise avec passages à l'acte, au détriment de familles avec des carences éducatives. Pourtant, toutes avaient besoin d'être étayées ! L'association aurait vraiment dû écouter davantage les salariés pour faire un diagnostic global et se rendre compte que certaines familles ne pouvaient faire l'objet d'une mesure administrative. À côté de ça, on passait un temps fou à écrire des rapports, au détriment du temps passé auprès des familles. Ces documents sont certes importants, mais il y a sans doute des choses à simplifier concernant les écrits. Nos responsables étaient peut-être trop à cheval sur cette question.
Comment teniez-vous ?
Il y avait heureusement une très bonne entente dans l'équipe, des responsables d'antenne plutôt bienveillants, des professionnels expérimentés qui m'encadraient, et beaucoup d'humour entre professionnels mais aussi avec les familles, pour dédramatiser un peu. Tout cela limite la casse. Mais j'ai rencontré des professionnels pas loin du burn-out, qui se retrouvaient à faire des « erreurs de débutant alors qu'ils avaient quinze ans d'expérience... ». Je suis resté à ce poste trois ans, et à un moment j'ai été confronté à une situation très compliquée, un déni de grossesse avec une grande violence à domicile. La mère avait besoin de soins psychiatriques et n'en obtenait pas. Il y a trop peu d'équipes mobiles de psychiatrie qui interviennent à domicile en Ile-de-France; du coup, beaucoup repose sur les travailleurs sociaux. Je me sentais impuissant, même en étant extrêmement présent et en travaillant avec le père. Ça a été la situation de trop, et comme je souhaitais me préserver, j'ai fait le choix de partir.
Un nouveau changement...
Comme je songeais à prendre une position d'encadrement, j'ai saisi l'opportunité de travailler comme responsable du programme de réussite éducative (PRE) de la mairie de Pierrefitte-sur-Seine (93). J'ai donc été contractuel, agent de la ville, en charge d'une équipe composée de cinq travailleurs sociaux, huit accompagnateurs à la scolarité, d'une diététicienne et deux éducateurs sportifs. L'objectif était de diminuer les inégalités dans l'accès à l'éducation, au sport et à la culture. Soit d'apporter du bien-être à des enfants aux interstices de la protection de l'enfance, de la santé mentale et de l'éducation nationale. Je trouvais très stimulante l'idée d'être en responsabilité d'une équipe, force de proposition et d'apporter aussi une expertise éducative.
Qu'avez-vous cherché à faire valoir, depuis cette position d'encadrant ?
J'avais envie de créer une vraie dynamique partenariale tant au sein de la direction à laquelle j'appartenais qu'avec les partenaires extérieurs (protection de l'enfance, services de santé mentale, éducation nationale, bailleurs sociaux). Tout était à faire. Cette coordination faisait partie du cahier des charges du PRE. C'est une question d'efficacité pour les services et pour les familles, dont on se rend parfois compte qu'elles sont suivies par de très nombreux acteurs, dont les actions font doublon. J'ai donc mené un long travail pour dessiner un projet de service, mettre en place des outils de travail, fédérer les partenaires et les amener à réfléchir collectivement. Pour donner aussi à comprendre à l'éducation nationale que le temps éducatif et le temps scolaire n'étaient pas identiques, qu'on ne pouvait pas régler en un clin d'œil la situation d'un jeune balançant des chaises sur les professeurs et proférant des insultes. Il a fallu du temps pour s'accorder sur notre manière de travailler ensemble et pour créer une vraie feuille de route.
Au plan politique, avez-vous été soutenu, freiné ?
Pierrefitte est une ville tr��s paupérisée, avec beaucoup de violence. La municipalité, socialiste, était très attachée à la notion de sécurité pour tous et nous a beaucoup sollicitée sur ce thème, nous demandant, par exemple, d'effectuer de la prévention dans les collèges, de travailler sur les rapports filles-garçons... Tout cela était passionnant. Reste que la parole politique est difficile à décoder, des intérêts complexes et des pressions sont à l'œuvre. C'était fatigant. Je me suis rendu compte que faire valoir la spécificité d'un service éducatif auprès des élus n'allait pas du tout de soi. En outre, on nous demandait grosso modo d'agir sans moyens. Lorsque j'ai proposé un atelier sur les nouveaux médias, il n'a pas été possible d'obtenir de financements pour que l'équipe se forme dans ce domaine. Nous nous sommes débrouillés en réussissant à faire venir gratuitement des personnes ressources. Le projet a pu être expérimenté à partir de là, mais lorsqu'il a été question de le pérenniser, par des moyens nouveaux, cela n'a pas été possible. Pas plus que d'obtenir la titularisation de professionnels de qualité que j'avais recrutés, et qui avaient contribué à porter le projet de service. Ça a été extrêmement dommageable pour eux et le service, et douloureux pour moi, d'autant qu'à cette époque, suite aux élections municipales et à un changement de ma direction, je me sentais beaucoup moins soutenu dans l'approche éducative et partenariale que je défendais. Et j'ai fini par partir.
Vous avez décidé de retourner en milieu associatif, et auprès d'enfants en bas âge...
Oui, je suis, depuis avril dernier, responsable de service, dans une maison des enfants et des parents rattachée à une association œuvrant en protection de l'enfance. Des moniteurs éducateurs, éducateurs de jeunes enfants, techniciennes en intervention sociale et familiale, psychomotriciens mandatés par l'ASE y interviennent pour mettre en place des mesures d'évaluation dans des contextes de relations mère-enfant très compliquées. On est dans une dynamique de prévention. La maison des enfants propose des ateliers pour travailler le lien parent-enfant, offrir des temps de loisirs aux petits, sensibiliser les parents à l'utilité de s’ouvrir vers des structures de loisirs (pour leurs enfants) et de droit commun (pour faire valoir leur droit fondamentaux). Malgré les contraintes budgétaires tout aussi fortes que dans mon précédent poste, j'ai commencé à impulser ce qui me paraît toujours aussi fondamental : prendre du temps pour l'éducatif, semer des graines pour que les professionnels apprennent à devenir force de proposition, partager mon expertise éducative, en n'hésitant pas à être directement au contact des publics. Cela crée du lien avec les familles et avec les personnes de mon équipe. Ce positionnement est facilité dans cette structure parce que nous sommes dans un contexte d'actions collectives. Et comme je sais parfaitement quelle est ma place, cela ne me pose aucun problème de jongler entre cette participation et ma position d'encadrant.
Vous n'êtes apparemment pas prêt de changer de secteur.
Non, la passion est toujours là, et vraisemblablement pour un moment !
Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.
Pourquoi cette série "En quête de sens" ? |
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Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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A lire (ou à relire) :
Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").