« Le syndicalisme me permet de prendre du recul »

« Le syndicalisme me permet de prendre du recul »

23.09.2016

Action sociale

Notre série "En quête de sens" met en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux. Assistante sociale à la Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (Dases) de Paris, Séverine Parrot court après le temps, qui "manque cruellement aujourd'hui" pour accompagner les personnes. Elle puise dans son engagement syndical la force d'exercer son métier.

Séverine Parrot a 32 ans. Elle a intégré dès son début de carrière un service de polyvalence de la Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé à Paris (DASES). Elle y a exercé jusqu’en décembre dernier comme « assistante sociale d’accueil », prenant plaisir à cette fonction d’accueil d’urgence, malgré l’intensité de sa charge de travail. Lorsqu’il a été question de transformer la répartition des fonctions entre les « assistantes sociales d’accueil » et les « assistantes sociales d’accompagnement » de son service, elle a estimé qu’elle ne trouverait plus assez de sens à conserver son poste et a demandé à en changer. Elle revient, pour TSA, sur les motifs de son choix, avec au cœur de sa réflexion la notion de temporalité de l’accompagnement, et sur l’importance que revêt pour elle son engagement syndical (elle est représentante au SUPAP-FSU), dans un contexte de travail difficile.

En quoi consistait votre fonction d’assistante sociale d’accueil ?

Dans le service de polyvalence de secteur où je travaille, l’assistante sociale d’accueil était jusqu’à récemment spécialisée dans la gestion des urgences, c’est-à-dire essentiellement dans des situations de ruptures alimentaires et d’hébergement. Nous recevions aussi toutes les demandes ponctuelles ne nécessitant pas la mobilisation d’une assistante sociale d’accompagnement, sachant que le délai de rendez-vous de ces professionnelles pouvait atteindre trois semaines. Cette organisation n’était pas représentative de celle des polyvalences de secteur parisiennes, mais j’y trouvais mon compte.

La gestion de l’urgence, dans un contexte restreint, n’est pourtant pas ce qu’il y a de plus simple ?

C’est vrai. Le poste était très difficile, car nous ne traitions par définition rien de prévisible. En outre, nos moyens d’action ont beaucoup diminué entre 2008 et 2015. Il y a cinq ans, par exemple, le département de Paris a mis fin aux prises en charge hôtelières des familles en dehors des situations de protection de l’enfance. Ce qui signifiait qu’un enfant susceptible d’être à la rue n’était plus considéré en soi comme une situation à risque. Je me suis donc retrouvée face à des familles pour lesquelles il n’y avait plus de solution, du fait de la saturation du 115 et de cette nouvelle politique départementale. C’est devenu extrêmement compliqué. Au départ, j’avoue avoir cru que cette décision permettrait de se recentrer sur les familles les plus nécessiteuses, en évitant de créer un appel d’air pour les autres, mais je me suis bientôt rendu compte que nous n’avions même plus les moyens d’agir auprès des familles en situation de crise.

Comment l’avez-vous vécu ?

Très mal ! C’est très dur de se rendre compte qu’on n’a pas d’hébergement à proposer, de l’annoncer aux familles et de les retrouver le lendemain matin face à nous dans le service, sans téléphone derrière lequel se cacher. On est vraiment les acteurs de première ligne, c’est vers nous que les gens se tournent quand ils n’ont de réponse nulle part ailleurs.

Qu’est-ce qui vous faisait tenir alors ?

C’était le temps dont nous disposions pour nous occuper des personnes. On en avait plus que nos collègues de l’accompagnement, qui enchaînaient les rendez-vous et avaient plus de tâches administratives. D’autant que l’équipe d’accueil était très soudée, et que lorsqu’on faisait face à une situation très compliquée, les collègues prenaient un peu le relais pour nous permettre de nous y consacrer. C’est cela qui donnait du sens à mon action. Le peu de moyens était en partie compensé par cet étayage qu’on pouvait offrir. C’est du moins ainsi que je voyais les choses. Et puis, c’était valorisant de me dire que j’avais un savoir-faire spécifique sur des populations plus fragiles.

En quoi la nouvelle organisation mise en place par votre hiérarchie vous a-t-elle poussée à quitter votre poste ?

Il s’est agi d’harmoniser les pratiques entre les polyvalences : presque partout ailleurs, les assistantes sociales d’accueil recevaient toutes les demandes, avant de les rebasculer sur leurs collègues de l’accompagnement. Notre hiérarchie a donc adopté ce système. Je m’y suis opposée à deux titres. D’abord, parce que je considère qu’il est extrêmement violent de demander aux personnes de raconter leur histoire pour les envoyer ensuite de façon systématique vers un second interlocuteur. Sans compter que pour une personne sans domicile fixe en rupture d’hébergement, les règles font qu’elle ne peut pas être gardée au-delà de trois mois dans une même polyvalence si elle a changé de secteur entre-temps. Ce qui démultiplie encore le nombre d’interlocuteurs… C’est kafkaïen.

Cette règle n’existait pas avant ?

Si, mais à l’accueil, nous gardions les personnes trois mois, et comme nous avions du temps à leur consacrer, on pouvait avancer correctement dans leur prise en charge. En recevant tout le monde, il n’est bien sûr plus question de travailler comme ça. Et je ne me voyais pas annoncer aux personnes qu’il y aurait cette succession d’interlocuteurs. L’autre élément décisif est que j’ai vraiment eu l’impression que cette modification de notre poste revenait à nous faire faire la préévaluation qui échouait jusqu’alors aux secrétaires médico-sociales. C’est comme si on nous demandait de faire « vitrine » : recevoir les personnes tout de suite, pour faire croire à une disponibilité que de fait, nous n’avons pas et qui est même diminuée par ce système ! D’où, pour moi, une baisse de l’intérêt de mon travail.

Vous avez donc intégré un poste d’assistante sociale d’accompagnement nouvelle formule. Comment vivez-vous ce changement ?

Ça m’a beaucoup attristée de devoir quitter ce poste dont j’avais adoré défendre jusqu’alors la spécificité. Aujourd’hui, j’ai le sentiment de devoir sans cesse arbitrer entre les situations, pour dégager un peu de temps sur les plus urgentes. En étant sur un poste à 80 %, j’ai plus de 80 personnes dans ma file active. C’est beaucoup ! Aujourd’hui même, j’ai vu une mère de deux enfants qui m’a dit « on ne me paie pas l’hôtel, vous voulez que je me suicide ? ». Jusqu’à présent, ma force pour faire face à cela était d’avoir du temps, ne serait-ce que pour annoncer dignement aux personnes cette absence de réponse immédiate, puis pour les accompagner au mieux. Or ce temps manque cruellement aujourd’hui. C’est pour moi une question plus cruciale encore que celle des moyens. Pourtant, on reçoit en permanence des injonctions à produire des données statistiques en remplissant des logiciels. C’est un peu le serpent qui se mord la queue, car lorsqu’on essaie de faire valoir à notre hiérarchie que notre charge de travail est trop lourde, elle nous répond que cela n’apparaît pas sur les logiciels… alors que les remplir demande du temps et est tout sauf notre priorité… De même, notre direction nous pousse à faire de l’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC). La demande est tout à fait légitime, mais c’est un rêve, car nous n’en avons pas le temps. Et cela nous fait passer pour des fainéants. Ce manque de considération est difficile à vivre.

Vous arrive-t-il de perdre courage ?

Non, jamais. Je ne m’imagine nulle part ailleurs que dans le travail social. Ce qui m’aide à tenir, c’est mon engagement syndical. J’exerce un mandat depuis la fin 2014, dans une section créée par une majorité de travailleurs sociaux [1]. C’est pour moi l’occasion d’avoir des temps d’échanges, en toute confiance, sur ce que je vis. En dehors de ce cadre, les collègues sont souvent silencieux, sans qu’on sache si c’est par peur ou par désaccord avec nous. Il peut être assez angoissant de faire face à ce silence. L’activité syndicale contrebalance cela. Elle me permet aussi d’être plus au fait des droits des usagers, de nourrir ma réflexion, d’étayer mes propos et de porter la parole des travailleurs sociaux auprès des décideurs. Bref, de me sentir actrice. On a une responsabilité qui est très lourde. C’est nous qui vivons les réactions des gens, qui les rapportons chez nous. Comment supporter cela si on ne s’autorise pas à pointer ce qui n’a pas de sens ? Avec le syndicalisme, j’ai trouvé le moyen d’y faire face. Mais c’est parce que j’ai eu la chance d’être formée dans un service militant, et donc d’apprendre à défendre notre travail. Quid de ces jeunes qui arrivent dans des lieux où personne ne réagit ? C’est très inquiétant pour les futures générations de travailleurs sociaux.

[1] Il s'agit de la section DASES et CASVP du Syndicat Unitaire des Personnels des Administrations Parisiennes - Fédération Syndicale Unitaire (SUPAP-FSU).

Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.

 

Pourquoi cette série "En quête de sens" ?

Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.

Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'emp��che d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.

 

A lire (ou à relire) :

Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").

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