Notre série "En quête de sens" cherche à mettre en lumière la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes sur des métiers aujourd'hui chahutés. Alexis, qui exerce au sein d'une équipe de placement familial pour le compte du conseil départemental de La Réunion, ressent souvent un vif sentiment d'impuissance.
Éducateur spécialisé de formation, Alexis [1] exerce pour le compte du conseil départemental de La Réunion, au sein d’une équipe de placement familial et (beaucoup plus rarement) institutionnel. Il est donc le référent éducatif d’enfants essentiellement placés en familles d’accueil. Face à des situations familiales de plus en plus dégradées dans son département, il déplore qu’une réflexion politique de fond ne soit pas menée, en étroite concertation avec les acteurs de terrain, à la fois pour améliorer la prévention sur l’île et adapter les modes de travail des professionnels à l’évolution des besoins. Son travail le confronte souvent à un vif sentiment d’impuissance, qu’il tente de surmonter en pensant aux jeunes qu’il a accompagnés et qui s’en sortent bien. Échos d’un praticien d’Outre-mer.
De quelle manière les situations auxquelles vous êtes amené à faire face se sont-elles dégradées ces dernières années ?
On est confronté à des situations sans cesse plus lourdes, relevant de la psychiatrie, avec beaucoup de précarité. Y répondre demande un travail sur des années et la mobilisation de multiples partenaires. Les enfants et les adolescents refusant totalement le placement sont en nombre croissant. Cela se traduit par des fugues à répétition et par une absence complète d’adhésion qui empêche de travailler. Qui plus est, on passe notre temps à courir derrière ces enfants au détriment de ceux qui ont envie de construire quelque chose avec nous. Or nous avons beaucoup de mal à faire entendre cette réalité aux élus, malgré les analyses qualitatives qu’on introduit dans les rapports d’évaluation. Il y a des manifestations régulières à La Réunion sur les questions d’emploi et de logement, et de temps en temps une aide est concédée, pour que ça n’explose pas ou par souci électroraliste. Mais rien n’est pensé de façon globale. Pour moi, la question du sens de mon travail commence là, dans ce décalage entre nos objectifs et ceux des politiques.
Que voudriez-vous faire entendre aux politiques ?
Qu’on se situe trop dans le curatif et pas assez dans le préventif, et ce malgré la loi de 2007. Les actions auprès des familles, en amont de toute séparation, restent trop peu développées. À La Réunion, il n’y a quasiment pas de prévention spécialisée, alors que cela permettrait de réduire la marginalisation de certains jeunes, et de construire un début de relation avec les familles. Comme ça manque, et qu’on a des associations d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) qui demandent le placement très facilement, on se retrouve au moment de la crise d’adolescence avec plein de situations qu’on aurait pu éviter. Vient ensuite la question de nos modes d’intervention. Je pense qu’on arrive à la limite du système d’accueil familial, car les dernières assistantes familiales embauchées posent de plus en plus leurs conditions : elles ne veulent pas d’adolescents, seulement des enfants de moins de dix ans. Du coup, elles nous rendent nos jeunes au bout de quelque temps, ce qui est très destructeur. L’institution devient maltraitante, et parfois on se dit que les enfants seraient moins mal chez eux. L’accueil est donc à repenser. Son morcellement aussi, car chez nous, il n’est pas rare qu’une partie de la fratrie soit placée chez un partenaire, le reste chez un autre, sans qu’on fasse forcément le lien entre tous, et parfois cela signifie beaucoup de pertes d’information, de temps, et d’énergie. Un dernier exemple : mes horaires sont du 8h30-15h30 en semaine, or pour rencontrer des jeunes ou des parents qui travaillent, il faut que je sois constamment hors cadre. Nos outils ne sont donc plus adaptés à la réalité du travail, et s’il y a tant de jeunes dits incasables aujourd’hui, c’est parce qu’on n’est plus en mesure de leur offrir l’accompagnement nécessaire. Il faudrait donc prendre le temps d’une réelle réflexion.
Le dialogue avec les politiques est vraiment impossible ?
L’an passé, un collectif d’assistants socio-éducatifs du conseil départemental a réussi à faire mettre en place des ateliers de travail avec des élus. Mais cela n’a rien donné, et la frustration que ça a causé a abouti récemment à des journées de grève – avec la culpabilité que cela représente pour des travailleurs sociaux. Suite à cette crise, la présidente du conseil départemental a proposé de monter de nouveaux ateliers, cette fois en sa présence. J’espère juste que ce n’est pas une manière de nous donner un nouvel os à ronger.
Comment vivez-vous cette inadaptation de vos moyens aux réalités de terrain ?
Avec un sentiment massif d’impuissance. Et ce d’autant plus que c’est nous qui sommes, en dernière instance, responsables des situations de placement tant qu’elles sont ordonnées par le juge. Nos partenaires – MECS, foyers, familles d’accueil, Éducation nationale – ont le droit de dire qu’ils n’en peuvent plus, qu’une situation les épuise eux ou leurs agents. Pas nous, le département étant le chef de file de l’action sociale. Donc s’il arrive quelque chose de dramatique à une jeune en fugue, on est les seuls à ne pas être couverts, alors qu’on n’a pas plus de pouvoirs que les autres. Cette continuité de service et de responsabilité fait partie de nos attributions, mais ce n’est pas simple. Parfois, il faudrait pouvoir lâcher une situation, et laisser un jeune revenir vers nous dans une démarche plus active, plutôt que de perdre notre temps à courir après lui.
Qu’est-ce qui vous fait tenir ?
Il y a heureusement des situations où ça se passe vraiment bien ! On ne le voit pas forcément tout de suite : dans notre métier, on plante des graines sans savoir quand elles pousseront. Mais il est quand même important d’avoir le sentiment qu’on travaille avec de bons engrais, un bon terreau. Et quand c’est le cas, c’est satisfaisant. Même si le jeune déraille à un moment, ce n’est pas grave, car il y a une stabilité dans la relation. Pour garder courage, je pense donc aux cas où j’ai vu se produire un changement positif pour un jeune. Je m’appuie aussi sur ma famille, bien sûr – j’ai une certaine facilité à laisser le travail derrière moi une fois rentré à la maison. Et sur l’équipe : je m’entends bien avec mes collègues, la direction est globalement à l’écoute, connaît notre réalité, nous encourage à proposer des initiatives. Il est nécessaire qu’on soit constructif, qu’on n’entre pas dans le jeu des syndicats qui me paraissent n’être que dans la joute verbale. Ce n’est pas cela qui aidera les élus à nous écouter, cela risque de renforcer leur peur qu’on ne soit que dans la revendication, la plainte, alors qu’il y a énormément de professionnels force de proposition à La Réunion.
Avez-vous déjà songé à changer de métier ?
Je me suis toujours dit que je ne l’exercerais pas toute ma vie : c’est un travail qui use et qui façonne aussi ma manière de voir l’humain. Je perçois tout avec mes lunettes d’éducateur spécialisé, en terme de problématiques sociales et de danger pour l’enfant ; ça s’active automatiquement, même quand je vais chez des amis. Je suppose que dans tous les métiers, il y a un tel risque de déformation professionnelle, mais je n’aime pas avoir ce regard-là, ça me pèse, j’ai perdu une certaine légèreté.
[1] Le prénom a été modifié.
Vous souhaitez témoigner de votre parcours personnel, faites-le nous savoir à l'adresse suivante : tsa@editions-legislatives.fr, et la rédaction vous recontactera.
Pourquoi cette série "En quête de sens" ? |
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Le travail social est atteint par une grave crise de sens : le sujet n'est hélas par nouveau, il était au cœur des États généraux du travail social. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ». Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ? Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique.
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues. Notre rubrique, « En quête de sens », se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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A lire (ou à relire) :
Tous les articles de cette série sont rassemblés ici (lien à retrouver sur le site de tsa, dans la colonne de droite, rubrique "Dossiers").