Nucléaire : "Le film "la syndicaliste" fait l'impasse sur la dimension collective du syndicalisme"

27.02.2023

Représentants du personnel

Cécile Maire, déjà autrice d'un livre remarquable sur le syndicalisme d'entreprise au prisme de l'amiante, publie un nouvel ouvrage sur l'histoire syndicale de la CFDT dans le nucléaire. Un secteur sous les feux de l'actualité avec notamment la sortie du film "La syndicaliste" et le projet d'évolution de l'organisation de la sûreté nucléaire en France. Interview.

Cécile Maire, vous êtes l'autrice d'un livre sur l'amiante (1). D'où vient l'idée d'en faire un nouveau sur le nucléaire ? 

C'est en fait une commande du syndicat S2NM. Il fédère les syndicats CFDT de la partie recherche et cycle du combustible, qui sont rattachés à la métallurgie, le S2NM ne comprenant pas les syndicats des centrales de production électrique. 

J'ai écrit ce livre pour les militants syndicaux 

 

 

Le syndicat souhaitait garder une trace de toute cette histoire humaine qui s'inscrit dans une durée longue, il souhaitait aussi la faire connaître. J'ai écrit ce livre pour eux, pour ces salariés et leurs familles, ces militants, ces responsables syndicaux dont l'action est souvent caricaturée, d'autant que les travailleurs du nucléaire n'ont pas bonne presse.

Il y a peu d'industries et de métiers où l'on soit d'abord obligés de se défendre 

 

 

Je cite le délégué syndical Philippe Tanguy : "Il y a peu d'industries et de métiers où on soit d'abord obligés de se défendre, d'expliquer qu'on a des enfants, qu'on n'est pas des tueurs (...) Avant de parler de notre métier en propre, il faut d'abord en passer par là".  Je pense que mon livre peut être très utile à ceux qui commencent leur carrière professionnelle dans ce secteur sans en connaître l'histoire. Mais ce livre peut sans doute aussi parler aux salariés des secteurs de l'énergie et de la défense, qui peuvent être eux-aussi confrontés à la mauvaise image de leur activité et à des problématiques de sécurité très fortes, et plus généralement à tous ceux qui s'intéressent aux pratiques et stratégies syndicales, à l'organisation collective, à la négociation.

Demain sort sur les écrans le film "La syndicaliste", autour de la figure de Maureen Kearney (2). Cette dernière, qui était alors secrétaire du comité de groupe d'Areva, a été victime en 2012 d'une terrible agression à domicile jamais élucidée, alors qu'elle s'opposait à un projet de transferts de technologie vers la Chine, et qu'elle préparait une action en justice pour délit d'entrave contre la direction d'Areva. Avez-vous vu le film ?

Je l'ai vu, en effet. D'abord, je trouve qu'il était temps qu'on donne un large écho à ce scandale qui ne sera probablement jamais jugé : nous parlons ici d'un viol perpétré en 2012 contre une femme porteuse d'un mandat syndical, c'est quand même exceptionnellement grave ! Ensuite, on a cherché à faire passer la victime pour la coupable, en l'accusant de dénonciation mensongère.

Je suis satisfaite que Maureen Kearney soit enfin réhabilitée 

 

 

Maureen Kearney a d'ailleurs été condamnée pour cela en première instance en 2017, et même si elle a été blanchie en appel en 2018, on ne retrouvera sans doute jamais ceux qui ont fait ça et ceux qui ont commandité cette agression (2). Pour moi, et comme d'ailleurs le livre de Caroline Michel-Aguirre l'a montré, c'est une affaire d'Etat. Je suis aussi satisfaite que Maureen Kearney, qui a été traînée dans la boue, soit aujourd'hui réhabilitée avec ce film et qu'elle ait l'occasion de s'exprimer elle-même sur tout cela. Maintenant, le film m'a plusieurs fois gênée.

Qu'est-ce qui vous gêne dans ce film ?

Le film joue sur l'émotion et sur le suspense, il joue sur l'ambiguïté : s'agit-il d'une agression véritable ou le fruit d'une imagination ? Je trouve que cela crée un malaise. Ensuite, le film occulte totalement la dimension collective du syndicalisme, il n'offre pas une représentation vraisemblable de ce qu'est le syndicalisme et le combat collectif, ce qui est un comble pour un film qui s'appelle "la syndicaliste". Or le personnage de Maureen Kearney est porteur d'une parole collective, elle est mandatée par un collectif.

Mais Maureen Kearney n'est-elle pas un "personnage" à part ? 

Le parcours de Maureen et sa personnalité sont atypiques, bien entendu : dans un milieu très masculin qui valorise la science, c'est une femme, une étrangère (Irlandaise) qui plus est, qui enseigne l'Anglais dans un groupe nucléaire français, et qui se mêle des histoires françaises en apportant sa pratique consistant à ne pas hésiter à interpeller patrons, parlementaires et ministres. Ce n'est pas courant.

Le côté collectif d'un comité de groupe et du syndicalisme n'apparaît pas dans le film 

 

 

Mais ces différences, qui sont autant de richesses, ont été acceptées au sein de la CFDT, elle était même à la tête du comité de groupe européen d'Areva, elle animait tout un collectif, ce n'est pas rien tout de même ! Mais tout cela n'apparaît pas dans le film. On ne voit jamais l'animation d'un collectif, qui consiste à débattre, à poser des options, à prendre des décisions collectives. De même, on ne voit qu'une très pâle figure à la place de Jean-Pierre Bachmann.

Qui est Jean-Pierre Bachmann ?

C'était le coordinateur CFDT d'Areva, et il a été aussi le secrétaire général de l'Union fédérale des syndicats du nucléaire, la structure qui a pris en charge finanicèrement les procès de l'affaire. Il a toujours soutenu Maureen, y compris dans des moments difficiles où il était débordé : imaginez le flot d'activité syndicale qu'il a dû déployer de 2012 à 2018, entre la crise du secteur, les changements du code du travail et les ordonnances Macron avec le passage au CSE.

Un coordinateur syndical très actif, qui a toujours soutenu Maureen

 

 

Lui qui a toujours été très actif, avec une personnalité fantasque et grande gueule, et bien, dans le film il apparaît comme une sorte de bras droit un peu benêt ! Et le film représente la syndicaliste comme quelqu'un qui est seule, isolée. Or justement, dans certaines entreprises, que dit-on pour discréditer un délégué syndical ? Qu'il travaille seul, qu'il est isolé, qu'il ne représente personne, c'est le reproche suprême ! Et il n'est pas question non plus du délit d'entrave que la secrétaire du comité de groupe veut déclencher faute d'obtenir certaines informations...

Justement, après l'agression de Maureen Kearney, le projet d'action en justice pour délit d'entrave sera abandonné...

Cette agression a traumatisé les équipes. Les élus et représentants syndicaux ont choisi de signer une clause de confidentialité en échange de l'obtention d'informations de la part de l'entreprise, ils ont donc décidé d'arrêter les frais, mais sans lâcher le morceau, ils ont nommé un expert ensuite. 

L'actualité du nucléaire, c'est aussi ce projet du gouvernement de réorganiser la sûreté nucléaire. Qu'en pensez-vous ? 
Je ne suis pas vraiment qualifiée pour en juger. Si je me rapporte à la réaction de la CFDT du secteur (lire notre encadré), les syndicats, pour lesquels les questions de sécurité et de sûreté ne sont jamais acquises dans le nucléaire, déplorent de découvrir un projet dans la presse auquel ils n'ont pas du tout été associés. 
Revenons à votre livre. On découvre que la CFDT, dans les années 70, était contre le plan Messmer qui allait généraliser le nucléaire en France...

En effet ! La CFDT, qui continue parfois d'être taxée d'anti-nucléaire par ses concurrents, défendait déjà le mix-énergétique, avec l'idée d'une montée en puissance des énergies renouvelables. La CFDT était contre le tout-nucléaire et c'est toujours le cas, même si cela s'exprime différemment après 50 ans d'exploitation nucléaire. Dans la postface de mon livre, Sébastien Lambert, le secrétaire général du Syndicat national du nucléaire et de la métallurgie (S2NM-CFDT) exprime d'ailleurs bien cette position pas si facile à assumer : "Nous assumons, au sein du S2NM, le choix politique d'avoir un mix-énergétique plus équilibré. Connaissez-vous beaucoup de salariés qui acceptent et revendiquent la diminution des activités de leur champ professionnel sur le long terme ?"

L'idée était déjà celle d'un mix-énergétique 

 

 

Il faut bien reconnaître cependant un changement de stratégie syndicale ou plutôt de poste syndicale, notamment à la Hague, dans les années 80. Par exemple, le syndicat a pris position pour l'EPR de Flamanville au motif que sans ce chantier, on risquait de perdre des compétences cruciales pour la filière, y compris la maintenance de l'activité et le traitement des déchets. Il y a eu aussi une autre façon d'aborder les problèmes de sûreté et de rejets : pour éviter toute dramatisation excessive qui risquait de braquer les salariés, on n'appelait plus la presse tout de suite en cas de problème, on travaillait d'abord en interne sur le sujet.

Vous citez un syndicaliste du nucléaire selon lequel "les meilleurs années pour le dialogue social, c'était après l'assassinat de Georges Besse par Action directe, car les patrons avaient peur"...

Attention, je ne cautionne pas le meurtre des patrons, l'auteur de ces mots non plus d'ailleurs, on est ici dans la provocation ! Le message, c'est : "Les directions ne comprennent que le rapport de forces". J'ai gardé ce passage pour montrer la diversité des opinions et des expressions dans un syndicat.

Avant d'entrer dans un conflit, il faut regarder la sortie ! 

 

 

Je cite aussi ce mot de Sébastien Heurtevent qui le tient de Jean-Pierre Bachmann : "Avant d'entrer en conflit, regarder la sortie !" Il parle d'un mouvement de grève sur les salaires en 2007 qui a été un échec car le mouvement était mal préparé. J'en fais le récit car un livre n'est pas un rapport de congrès confédéral où tout va souvent très bien, je pense qu'un échec aussi est instructif...

 

(1) Cécile Maire a été secrétaire générale de la fédération métallurgie de la CFDT de Normandie puis secrétaire générale adjointe de l'Union régionale CFDT de Normandie, un mandat qu'elle vient de quitter. 

Son livre s'intitule "Les cousins de l'atome, ou militer à la CFDT dans l'union fédérale des syndicats du nucléaire", 350 pages, 20€. Pour lire un extrait et commander le livre, voir www.bookelis.com ou contacter l'autrice, par exemple via Linkedin.

Pour lire un compte-rendu de son livre précédant portant sur le syndicalisme d'entreprise au prisme de l'amiante, voir notre article du 31 août 2017.

 

(2) Le film "La syndicaliste" du cinéaste Jean-Paul Salomé, adapté du livre de Caroline Michel-Aguirre, sort en salles ce mercredi 1er mars. Isabelle Huppert (ci-contre) incarne la figure de Maureen Kearney. Voir la bande-annonce.

Le livre de Caroline Michel-Aguirre suggère que l'agression et le viol perpétrés en 2012 contre la syndicaliste pourraient avoir été commandités par les bénéficiaires de rétrocessions en cas de vente à l'étranger de la technologie nucléaire française. Le livre évoque également, comme le rapporte France Inter, une autre agression du même type subie, cette fois, par la femme d'un cadre de Véolia, après que ce dernier se soit opposé, dans une histoire de contrats similaire, à un intermédiaire.

 

 

CFDT et FO s'opposent au projet du gouvernement de réorganiser la sûreté nucléaire 

Le gouvernement, qui souhaite relancer la construction de centrales nucléaires en France, entend remanier l'organisation de la sûreté de ce secteur en rapprochant l’Institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), comme le prévoit un amendement introduit dans le projet de loi sur l'accélération du nucléaire.

Ce projet n'est pas du goût de FO qui dénonce un "bricolage à la va-vite d'un pôle unique" : "En France, les organismes (IRSN, ASN, ASND, CEA) qui concourent à la sûreté nucléaire sont reconnus parmi les meilleurs au plan international, et l’organisation de la sûreté est le résultat de décennies d’interactions et de retours d’expériences (..) Le maintien d’une sûreté nucléaire indépendante et efficace est une garantie indispensable à la sécurité des travailleurs, de la population, de l’environnement, et des installations. C’est aussi une condition de l’acceptabilité des activités réparties sur tout le territoire". FO conteste donc cette réorganisation et entend s'opposer au calendrier annoncé. 

La CFDT est également critique sur ce projet. "L’organisation actuelle de la sûreté nucléaire en France a jusqu’à présent démontré la complémentarité entre l’Institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Accélérer les procédures dans le domaine du nucléaire ne signifie pas pour la CFDT de devoir démanteler le système actuel de gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection". Et le syndicat de réclamer "l’abandon du projet et une véritable concertation avant tout changement". La CFDT rapporte que la pétition contre le démantèlement de l’IRSN rassemble déjà plus de 8 000 signataires, et qu'une journée de protestation contre ce projet rassemble aujourd'hui, mardi 28 février à 14h30, les salariés de l'IRSN devant l'Assemblée. Le syndicat demande que "tout changement de l’organisation et de la structuration de la sûreté nucléaire" fasse "l’objet d’un véritable dialogue avec les parties prenantes". 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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