Quelle est la situation sociale et syndicale en Grande Bretagne ?

11.09.2022

Représentants du personnel

L'émotion suscitée par le décès de la reine Elisabeth II met la lumière sur la Grande Bretagne. Ce pays est secoué par une crise économique et sociale inquiétante et beaucoup plus forte qu’en France, souligne Jacques Freyssinet, qui suit l’actualité du Royaume Uni pour la Chronique internationale de l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales), où il est chercheur associé. Interview.

La France est une République, le Royaume Uni une monarchie. Mais en quoi nos voisins d’outre-Manche se différencient-ils de la France sur le plan de la situation économique et sociale ? 

L’une des grandes différences entre les deux pays concerne les salaires et le pouvoir d’achat. Depuis dix ans, le salaire réel stagne au Royaume Uni. La crise actuelle liée à l’inflation outre-Manche a fait basculer les salaires à des niveaux inférieurs à ceux qui existaient avant la crise financière de 2008 ! Cela représente donc 15 ans de stagnation et désormais de recul du pouvoir d’achat.

Se chauffer ou manger l'hiver prochain : l'inflation des prix de l'énergie et de l'alimentation menace la Grande Bretagne d'une explosion de la pauvreté 

 

 

 

 

Et la situation ne cesse de s’aggraver. Au mois d’août, la banque d’Angleterre prévoyait un pic d’inflation de 13% à la fin de l’année (Ndlr : à rapporter aux 5,9% estimés par l’Insee en France pour 2022) mais certains instituts privés estiment qu’on pourrait même atteindre 18% en 2023. Ces perspectives de nouvelles dégradations du salaire réel coïncident avec une explosion des prix de l’énergie. Il faut savoir que les Britanniques ont un régulateur de l’énergie qui fixe les prix pour les consommateurs sur la base des prix internationaux, qui sont en forte hausse. Les prix de l’énergie, qui ont donc augmenté de 54% en avril 2022, devraient à nouveau augmenter de 80% en octobre 2022 et on prévoit même de nouvelles augmentations en janvier 2023, de l'ordre de 50%. On estime que la facture énergétique pour un ménage moyen a augmenté en 2 ans de 240% au Royaume Uni. De nombreux centres de recherches et de réflexion publient des études sur le thème : «Heat or eat », ce qui signifie : « l’hiver prochain, se chauffer ou manger ». Le risque est celui d’une explosion de la « pauvreté absolue », c’est-à-dire un niveau de pauvreté ne permettant pas de couvrir les besoins essentiels. Déjà, on constate que les banques alimentaires, faute de ressources financières, n’arrivent plus à fournir les demandes d’aides des ménages.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Au Royaume Uni, un mouvement social se répand avec comme mot d'ordre le refus de payer les factures d’énergie…

Une pétition a en effet été lancée qui menace de ne pas payer les factures d’énergie si la hausse de 80% était maintenue pour le 1er octobre et si l’on ne revenait pas à des prix raisonnables. C’est l’une des raisons de l’annonce précipitée, et dans des termes très vagues, par la nouvelle Première ministre, d’un plafonnement pendant deux ans des dépenses d'énergie des ménages.

Ce mouvement témoigne d’une colère sociale grandissante, non ?

Oui, et cette colère est en train d’exploser sous la forme de grèves, ce que la Grande Bretagne n’avait pas connu depuis au moins 20 ans. Tous les mouvements de la société civile sont en train de se mobiliser devant la perspective d’un hiver catastrophique sur le plan social. Il y a non seulement les prix de l’énergie mais on parle aussi d’une hausse moyenne de 11% du prix de l’alimentation. Les augmentations de salaires étant très en deçà de ces niveaux d’inflation, les grèves sont de plus en plus nombreuses.

Et pourtant la législation britannique restreint davantage qu’en France le droit de grève, non ?

Pour déclencher une grève, un syndicat britannique doit préalablement consulter, lors d’un vote secret, ses adhérents. Le syndicat doit obtenir un taux de participation supérieur à 50% et une majorité de votants favorable à la grève. Dans les services publics dits « importants » (transports, santé, collectivités locales, éducation, etc.), c’est encore plus contraignant puisque 40% des membres d’un syndicat (et pas seulement les votants donc) doivent voter pour un mouvement de grève afin que celui-ci soit légal.

La législation est très contraignante pour les syndicats 

 

 

C’est donc extrêmement lourd et contraignant pour les syndicats. Dans ces secteurs, la stratégie actuelle des syndicats consiste à déclencher des demandes de votes sur une période suffisamment longue afin de recueillir le maximum de votants, ces consultations jouant le rôle d’une menace pour amener l’employeur ou l’Etat à négocier. Des procédures sont en cours dans l’éducation, le service de santé, etc., procédures dont les résultats vont être connus en septembre-octobre. Il pourrait donc y avoir de grandes grèves dans le secteur public, qui rejoindrait ainsi les mouvements qu’on observe dans le secteur privé.

Peut-on estimer l’ampleur des mouvements de grève dans le privé au Royaume Uni ?

Si l’on se fie aux organisations syndicales et aux articles de presse, les grèves se multiplient dans le privé. Le phénomène est indiscutable mais non quantifiable. Il est impossible d’avoir une estimation précise du nombre de grévistes et du nombre des journées de grève : au Royaume Uni, il n’y a pas, contrairement à la France, un système d’informations sur ce sujet. Depuis deux ans, l’office britannique des statistiques a cessé de produire des données là-dessus. De plus, hormis le cas des chemins de fer, il s’agit de grèves locales : dans une usine, un port, un métier, etc.

Est-il exact qu’il y ait moins d’amortisseurs sociaux en Grande Bretagne qu’en France ?

Oui mais la période de la Covid a constitué une exception. Pendant la crise sanitaire, le Royaume Uni a mis en place un important système de soutien au chômage partiel. C’était inédit. Ils ont aussi augmenté les minima sociaux.

Les aides mises en place lors de la crise sanitaire ont cessé depuis octobre 2021 

 

 

 

 

Mais tout cela s’est achevé au 1er octobre 2021 et le pays est retombé dans la situation antérieure, avec des amortisseurs sociaux très faibles. Ils ont de plus un système relativement aberrant : ce qu’ils appellent les « benefits », c’est-à-dire les prestations sociales, sont réévalués chaque année le 1er avril sur la base de l’inflation constatée au mois de septembre de l’année précédente. Quand l’inflation est réduite et stable, cela ne pose pas de problème majeur, mais actuellement si ! Le 1er avril, les minima sociaux ont été rééavalués sur la base d’une inflation de 3% alors qu’elle va dépasser 10% ! Les minima ont donc perdu 7 à 8 points de leur valeur réelle..

Comment appréciez-vous le contexte politique anglais ? Il y a l’émotion suscitée par la disparition de la reine, les difficultés sociales que vous venez d’évoquer et il y a une nouvelle Première ministre, Liz Truss, avec un programme très libéral…

Pour devenir Première ministre, Liz Truss devait gagner les élections internes au sein du parti conservateur. Il est clair qu’elle les a gagnées en développant une ligne très à droite, qui plaît aux adhérents de son parti. Mais comme elle est peu connue, on ignore si elle est une doctrinaire -elle admire Margaret Thatcher- qui appliquera vraiment sa ligne ultra-libérale, ou bien si elle est plutôt une opportuniste qui, une fois arrivée au pouvoir, agira autrement qu’elle ne l’avait promis, en faisant des concessions pragmatiques au regard de la situation du pays.

 La nouvelle Première ministre a annoncé un plan de 150 milliards sur l'énergie

 

 

 

Cela dit, elle a déjà annoncé un gigantesque programme, évalué à 150 milliards de livres, pour bloquer les budgets énergie des ménages pendant deux ans. Cela, c’est complètement contraire à son programme très hostile à la distribution d’aides et à ses promesses de baisse des impôts. D’ailleurs, la livre anglaise a perdu 5% de sa valeur après l’annonce de ce plan. Il faut dire que la Première ministre est confrontée à une situation potentiellement explosive. Mais veut-elle et peut-elle aller au-delà, contre sa base électorale ? On l’ignore.

Le décès de la reine peut-il modifier la donne sociale et politique ? Les cheminots ont renoncé à faire grève cette semaine du fait du deuil national.

Il y a plusieurs décisions similaires à celle des cheminots. Cela fait partie, je dirais, de la tradition britannique. Je crois que l’évolution sociale dépendra surtout des décisions politiques et notamment des explications de ce plan de 150 milliards de livres, qui n’est pour l’heure pas détaillé. Je serais bien incapable de faire des prévisions au vu de l’incertitude de la situation.

Quel est le paysage syndical anglais ?

Contrairement à ce qu’on imagine, le paysage syndical britannique est généralement encore plus morcelé qu’en France au niveau des entreprises et des établissements publics. Dans la santé, vous devez avoir une douzaine de syndicats. Certes, pour faire face à la baisse massive du nombre de leurs adhérents, les organisations syndicales ont fusionné afin de regrouper leurs ressources, mais ces fusions ont été souvent opportunistes et les syndicats se retrouvent en concurrence au niveau local sans avoir de grande structure de branche ou nationale derrière.

Le paysage syndical anglais est encore plus morcelé qu'en France 

 

 

 

Au niveau des grandes forces, vous avez par exemple le principal syndicat du privé, Unite (1,2 million d’adhérents), il est présent dans toutes les branches et toutes les professions. Mais du fait des privatisations du secteur public anglais, Unison, le grand syndicat du public (également 1,2 million d'adhérents), est lui-aussi présent dans le privé. Et le deuxième grand syndical général GMB (600 000 adhérents) est lui-aussi multisectoriel…Aujourd’hui, face à la gravité de la situation, les syndicats en viennent à mener des grèves unitaires. Mais ce n’a pas été simple. Même dans les chemins de fer, il a fallu attendre septembre pour voir une grève unitaire. La division et la concurrence entre syndicats sont aussi fortes qu’en France, moins du fait de différences idéologiques que d’une concurrence de structures syndicales de base par entreprise, métiers, collectivité, etc.

Y-a-il en Grande Bretagne des règles analogues à notre système de représentativité syndicale ?

Du temps du gouvernement du New Labour, une procédure a été introduite pour qu’un employeur soit contraint de reconnaître un syndicat rassemblant des preuves suffisantes. Mais la procédure est tellement complexe que ça ne fonctionne pas, et il y a aussi des employeurs qui cherchent à briser des syndicats établis. En pratique, c’est donc le rapport de forces qui commande : un syndicat est représentatif si l’employeur le reconnaît comme tel.

Si la récession du Royaume uni s’aggrave, peut-on s’attendre à des répercussions en France ?

Il pourrait sans doute y avoir des conséquences, mais secondaires. Le Royaume Uni n’est pas un partenaire majeur pour la France, qui dépend beaucoup plus de la conjoncture économique de l’Allemagne.

 

► Ndlr : L'Ires, pour lequel Jacques Freyssinet assure le suivi de la Grande Bretagne pour sa Chronique internationale (publication trimestrielle), est l'institut de recherches économiques et sociales. Sa particularité est d'être au service des organisations syndicales.

Bernard Domergue
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